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Des programmes d’histoire à vau-l’eau - Antoine Perraud, Médiapart, 10 décembre 2010

lundi 13 décembre 2010, par Laurence

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L’histoire est parfois « girondine », au sens lamartinien. Le poète, au terme de sa monumentale Histoire des Girondins (1847), aboutissait à cette synthèse à propos de la Révolution, qui constitua longtemps la clef de voûte intellectuelle et morale de la République : « Une nation doit pleurer ses morts, sans doute, et ne pas se consoler d’une seule tête injustement et odieusement sacrifiée ; mais elle ne doit pas regretter son sang quand il a coulé pour faire éclore des vérités éternelles. » Empathie et audace. Espérance critique, de surcroît : « L’histoire de la Révolution est glorieuse et triste comme le lendemain d’une victoire et comme la veille d’un autre combat. »

Loin de « faire éclore des vérités éternelles » jugées simplement bonnes à ressasser, aux antipodes de l’espérance « d’un autre combat », il y a l’histoire-giron, l’histoire qui berce, rassure et console, l’histoire mémère pour les pépères : le vert paradis du récit national.

Aujourd’hui, l’histoire, sapée par le pouvoir, se voit trop souvent défendue par des voix rétrogrades, sans vision édifiante, seulement gorgées de souvenirs dévotieux. Depuis l’été, une polémique encombre l’esprit public au sujet des programmes du collège. Le glorieux passé de la patrie serait évincé au profit d’incursions fâcheuses du côté de l’Afrique, c’est-à-dire de nulle part.

Reprenant la rhétorique cartiériste (du journaliste de Paris-Match Raymond Cartier opposé à la colonisation au nom des intérêts de la métropole à la fin des années 1950), les contempteurs traditionalistes des nouveaux programmes proclament leur amour de la Corrèze plutôt que du Zambèze. Voix armée de cette insurrection des scrogneugneux, un enseignant de rencontre, Dimitri Casali, part en une croisade ainsi résumée : « Louis XIV oui, le Monomotapa, non ! »

Max Gallo est enrôlé pour bramer contre « l’amnésie ». Petit frémissement national. La campagne gagne du terrain. En voici un exemple caricatural. Notez, dans la présentation de l’animateur de RMC, Éric Brunet, auteur de Être de droite : un tabou français (Albin Michel), cette façon d’annexer la nuance au profit du barnum prétendument informatif : « Les programmes scolaires ont été expurgés, quasiment, de tout ce qui concerne Napoléon, ou presque... » :


Dimitri Casali sur RMC
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Le sens commun vibrionnaire s’en mêle :


En matière d'Histoire, on offre un Smic culturel à toute u
envoyé par rtl-fr. - L'info video en direct.

L’opération prend des proportions inquiétantes, comme le prouve cet entretien avec Dimitri Casali mis en ligne le 6 décembre sur le site Riposte laïque, qui assure la jonction avec l’ultra droite, à l’image de cette prétendue question posée au professeur instrumentalisé à plaisir : « À force de brader tout ce qui fait le ciment de notre identité, la classe politique et certaines élites françaises n’auraient-elles pas finalement contribué à faire le lit du Front National en lui permettant d’être le seul à s’approprier aisément, depuis des décennies, le thème de l’identité nationale ? »

Allez ! hue Castelot ! monte la côte !

Quelques esprits forts ont résisté à l’effet de meute. Sur son blog du Monde, le journaliste Luc Cédelle a vérifié lesdits programmes, contrairement à tous les pousseurs de cris d’orfraie : « Rassurons-nous : le Roi-Soleil et l’Empereur sont toujours là, dans les programmes de notre cher vieux pays. Le débat porte en fait sur la place qui leur est consacrée à tel ou tel moment de l’année scolaire et par rapport à d’autres thèmes historiques. Sur la manière, aussi, dont ils sont introduits au fil du programme. »

Luc Cédelle ajoute : « Pour faire passer l’idée que des “trous” sont pratiqués de manière irresponsable dans le tissu des connaissances, les polémistes s’appuient sur l’abandon, dans les programmes d’histoire, du récit continu – ce qui ne veut absolument pas dire l’abandon du récit tout court, ni des repères chronologiques, ni des références aux grandes figures historiques. Concernant Napoléon, le crime d’escamotage serait ainsi signé, entre autres, par l’absence d’obligation de décliner la liste exhaustive de ses batailles. »

Trois historiens (Jean-Pierre Chrétien, Suzanne Citron et Laurence De Cock), sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire, étrillent la campagne menée en faveur d’une « hexagonalisation » des programmes, tout en prenant leurs distances par rapport à cette façon d’instiller une certaine Afrique : « On peut certes discuter des modalités de l’intégration de l’histoire africaine dans le récit scolaire et dans ces nouveaux programmes. Est-ce un hasard, par exemple, si dans cette polémique ridicule, on a évité soigneusement de citer l’empire du Mali (qui figure aussi dans le nouveau programme et qui risquait d’être mieux connu des auditeurs) et si on s’est empêtré à plaisir dans le Monomotapa célébré par La Fontaine sans jamais citer les fortifications de Zimbabwe ? Mieux vaut peut-être, pour l’Afrique, parler de ce que l’on ignore, du plus “exotique”, et “oublier”, dans les deux cas (pays du Sahel et pays du Zambèze) que l’or qui en provenait fut durant des siècles un des supports essentiels du commerce international, de la Méditerranée à l’océan Indien. Pour le dire plus clairement, “oublier” que, sans l’or africain, on ne peut comprendre l’économie de l’Occident médiéval. Maurice Lombard l’avait déjà expliqué dans les Annales il y a un demi-siècle... »

Il n’est en effet pas interdit de faire comprendre aux élèves des collèges que l’Europe et l’Afrique médiévales étaient quasiment au même niveau économique, avant que la première ne décollât et que la seconde coulât, saignée par la traite (arabe) et pillée par le commerce transsaharien, qui échangeait contre du sel l’or des empires du Ghana, du Songhaï ou du Mali. Pourquoi l’altérité ne devrait-elle concerner que Colomb en Amérique et Polo en Chine ? Pourquoi faut-il crier à la substitution dès que des mondes lointains cohabitent, dans les programmes du collège, avec les traditionnelles figures héroïsées de l’histoire nationale ?

Les grenouilles nationalistes, qui demandent un roi et un empereur bien français à chaque page de manuel, ont faussé le débat. En ces temps de panne de transmission et de désordres mémoriels, au lieu de décréter en haut lieu que l’histoire de France, à l’instar de la tolérance selon Claudel, il y a une Maison pour ça, on pourrait envisager de fixer les connaissances indispensables, en un apprentissage scolaire enfin adéquat. La palabre porterait non plus sur les mythes arrachés au parent qui s’émeut, mais sur l’éducation à dispenser à l’enfance en évolution.

Surtout, une fois de plus, la polémique hérissée de préjugés, farcie d’idées préconçues, masque le plus important. Non pas les nouveaux programmes de 5e mais ceux de premières, en vigueur à la rentrée de septembre 2011 et publiés au Journal officiel le 28 août 2010. Dans le droit fil du saccage pédagogique infligé aux classes de secondes, l’enseignement qui vient réalisera le vieux rêve de la droite française, caressé par Georges Pompidou qui dut l’abandonner en son temps : détruire ce miroir qu’exècre tout conservateur, tellement il lui renvoie l’image d’une France en mouvement, en révolution. Un mauvais exemple toujours sur les barricades. Une école de réflexion critique et de contestation. Une obligation de s’inscrire dans tout ce qu’une politique d’ordre enfin décomplexée rêve de démanteler : la Révolution chère à Lamartine.

La dissertation, cet exercice caricaturé (trois parties : oui, non, merde !), qui, en dépit des scories pédagogiques, demeure un puissant outil de discernement, risque de passer à la trappe. Adjointe au français, une épreuve d’histoire, dans cette partie du baccalauréat destinée aux premières, consisterait en un QCM (questionnaire à choix multiples). Un petit savoir compulsif (allez ! hue Castelot ! monte la côte !) pourrait ainsi se substituer à toute intelligence, à tout examen, à toute évaluation.

Voilà le scandale en cours. Il fait moins de ramdam électronique (buzz) puisque l’intellect est en jeu plutôt que l’émotion ; dans la mesure où l’affaire est politique, au sens exigeant du terme, et pas simplement nostalgique. L’histoire-réflexe s’apprête à tuer l’histoire-réflexion.