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La recherche ne doit pas décrocher - Alain Prochiantz, Rebond Libération, 13 février 2014

dimanche 16 février 2014, par Mademoiselle de Scudéry

TRIBUNE

Parmi les découvertes ouvrant aujourd’hui sur des révolutions médicales, on compte l’instabilité des génomes, les cellules souches et les ARN interférentiels. Ces avancées sont nées de la curiosité de chercheurs travaillant sur les sujets de leur choix, dont la couleur des pétales de pétunia, celle des grains d’un épi de maïs, le développement embryonnaire ou le chant des oiseaux. Thèmes qui n’eussent probablement pas été financés par les plans Alzheimer, ou autres, et s’insèrent mal dans le découpage en questions sociétales des nouveaux programmes de l’Agence nationale de la recherche. Préserver la recherche fondamentale, c’est donner une chance à des inventions qui nous nourriront et nous guériront, ou redonneront du nerf à notre industrie.

Les chercheurs ne sont pas hostiles à une recherche « appliquée » forte au service de la société. Ils pensent qu’il faut préserver un équilibre entre les deux recherches, fondamentale et appliquée, et s’étonnent d’une politique déséquilibrée qui, au fil des gouvernements, semble s’être donnée pour mission de détourner les laboratoires de recherche fondamentale de leur fonction de production de connaissances nouvelles. Selon l’Insee, depuis 1997 le budget Recherche et Développement (R&D) de la France est passé de 2,3% à 2,2% du PIB, quand celui de l’Allemagne progressait de 2,3% à 3%, une différence de 15 milliards d’euros dont a aussi profité la recherche académique, en particulier à travers l’Institut Max-Planck dont les budgets importants offrent une totale liberté aux meilleures équipes. Comme l’écrit Peter Grüss, président de l’Institut Max-Planck [1] : « C’est une grande réussite du mandat de Mme Merkel que d’avoir ancré la science comme un des piliers de la richesse de notre pays et de sa puissance d’innovation. » La science, pilier de la richesse et de la puissance d’innovation, l’exact opposé d’une vision à court terme qui risque d’assécher la source des innovations futures, à l’encontre du but affiché d’augmenter la compétitivité de notre économie.

Certes, nous souffrons d’un déficit d’investissement dans le secteur du développement, particulièrement dans les start-up qui valorisent les résultats des laboratoires dans les PME. Ce constat est sans doute à l’origine du crédit impôt recherche (CIR), niche fiscale d’un coût de 6 à 7 milliards d’euros (en 2014) selon le rapport sur « l’évolution et les conditions de maîtrise du crédit d’impôt en faveur de la recherche » publié par la Cour des comptes en septembre 2013. Par comparaison, le CNRS, le plus grand Établissement public scientifique et technique (EPST) français, avoisine les 3,5 milliards d’euros, toutes disciplines confondues et salaires inclus.

Il n’y aurait là rien à redire si les investissements dans la recherche industrielle et l’amélioration de notre compétitivité économique étaient au rendez-vous. Malheureusement, ce même rapport questionne l’efficacité du CIR. Ce qui justifierait un inventaire des modalités d’attribution et d’utilisation du CIR. Les aides aux laboratoires publics donnent droit au CIR qui contribue ainsi à influencer la politique de recherche de ces laboratoires au détriment de la recherche fondamentale, socle des innovations futures. Ce serait acceptable s’il s’agissait d’un libre choix de ces laboratoires mais, dans le contexte d’une réduction de leur budget, nombre d’entre eux sont contraints de mettre leurs outils et compétences au service des bailleurs, augmentant ainsi le soutien aux entreprises au-delà du seul CIR.

Une politique d’aide aux entreprises est justifiée si, outre la liberté d’y souscrire, elle profite d’abord aux PME et start-up innovantes. Mais en aucun cas, sauf à avoir programmé le décrochage scientifique de la nation, cette politique ne doit se traduire par un affaiblissement de la recherche fondamentale. Il faut donc plafonner le CIR en étudiant de près l’usage qui en est fait, surtout par les entreprises dont les budgets R&D sont déjà considérables. Pour une entreprise pharmaceutique dont le budget R&D est de 4,9 milliards d’euros, quel est le sens de 130 millions de CIR ?

De nouveau, comparons avec la recherche publique. Le CNRS et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) consacrent à la biologie un budget - salaires inclus - de 1,2 milliard, dont 350 millions d’euros qui vont dans les laboratoires. Avec ces 130 millions on pourrait doubler le budget récurrent du tiers des équipes (les mieux évaluées évidemment) ou créer 2 000 emplois de jeune chercheur ou enseignant-chercheur.

On se réjouirait que le CIR permette de créer des emplois. Des industries, y compris de forte taille, renforçant leur R&D en interne constitueraient en effet un débouché pour des doctorants formés dans les laboratoires publics, avec des effets immédiats sur le rapprochement des deux secteurs. Mais une contractualisation excessive (à laquelle le CIR participe) de la recherche nourrit une dérive vers toujours plus de précarité pour les jeunes chercheurs. D’où la loi Sauvadet qui limite désormais à six ans la durée des CDD dans les laboratoires publics. Mais que se passe-t-il après si, parallèlement, on ne recrute pas les chercheurs plus tôt dans leur carrière et avec des salaires décents (compétitifs dans un marché du travail devenu international) dans le public comme le privé ?

Nous ne cessons de constater une désaffection des étudiants pour la recherche. Il fut un temps où la presque certitude d’un emploi et une grande liberté d’investigation compensaient les salaires modestes de la fonction publique. Mais ces mêmes salaires, plus une recherche contractuelle sans forte probabilité d’embauche, tardive quand elle a lieu, et une liberté intellectuelle qui se réduit, détournent les jeunes de la recherche. A un niveau bac+5 et à un âge où il est fréquent qu’on fonde une famille, le choix se porte vers des métiers qui offrent des salaires et des perspectives de carrières raisonnables. Ce n’est bon ni pour la recherche académique, ni pour la recherche privée. Une nation soucieuse de son avenir devrait placer l’emploi scientifique au tout premier rang de ses préoccupations.

Rappelons que, grâce à la recherche publique, nous sommes la 4e ou 5e nation scientifique. Nous brillons par les succès en mathématiques (mesurés par le nombre des médailles Field) et dans les sciences expérimentales avec, depuis 2005, pas moins de sept savants travaillant dans des laboratoires français et récipiendaires du prix Nobel (Yves Chauvin, chimie 2005 ; Albert Fert, physique 2007 ; Françoise Barré-Sinoussi et Luc Montagnier, physiologie ou médecine 2008 ; Jules Hoffmann, physiologie ou médecine 2011 ; Serge Haroche, physique 2012 ; Martin Karplus, chimie 2013). Ces savants ont bénéficié de conditions aujourd’hui refusées à leurs élèves.

Notre position est enviée et le manque de soutien à notre recherche fondamentale, secteur où l’euro investi a le plus fort effet de levier sur le long terme, est incompréhensible. Il manque entre 2 et 3 milliards à la recherche publique. Cette somme permettrait d’augmenter les crédits allant directement dans les meilleures équipes. Elle permettrait aussi de créer un institut Max-Planck à la française pour conserver et attirer les chercheurs les plus brillants en leur donnant les moyens d’une recherche libre. Enfin et surtout, une part de ce budget supplémentaire irait à l’embauche de jeunes chercheurs, plus tôt dans leur carrière et à des salaires plus élevés. Osons le dire, cette somme est modeste et raisonnable si nous la comparons à d’autres dépenses, dont celles affectées à la niche CIR. Elle ne ferait pas passer la barre des 2,5% du PIB au budget R&D de notre pays, nous laissant encore 10 milliards d’euros derrière nos amis d’outre-Rhin. Faute de s’engager d’urgence dans cette voie, il faudra se résigner au décrochage de notre recherche scientifique, encore aujourd’hui une des premières du monde, avec les effets inéluctables de cet abandon sur la compétitivité de notre économie.

Alain PROCHIANTZ Professeur au Collège de France, membre de l’Institut.


[1Quirin Schiermeier, « Germany hits science high » Nature, vol 501, 2013