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Urgent : scientifiques recherchent embauches ! - Sophie Duchesne et Alain Trautmann, invités de Mediapart, 21 juin 2014

dimanche 22 juin 2014, par Mariannick

Le Comité national de la recherche scientifique a initié une mobilisation pour l’emploi de chercheurs, enseignants, ingénieurs, techniciens dans la fonction publique et pour l’embauche des docteurs dans le secteur privé, notamment industriel. Sophie Duchesne et Alain Trautmann exposent la destructuration à l’œuvre dans le système de recherche français.

Le Comité national de la recherche scientifique a initié une mobilisation pour exiger des emplois de chercheurs, enseignants chercheurs, ingénieurs et techniciens titulaires de la fonction publique et engager une vraie politique de soutien à l’embauche des docteurs dans le secteur privé, notamment industriel. Ces mesures sont indispensables pour sauver la recherche française. Une pétition : « L’emploi scientifique est l’investissement d’avenir par excellence » est en ligne et un site recense les actions en cours et à venir.

La précarisation des personnels de la recherche, conséquence des politiques menées depuis une dizaine d’années, met à mal le modèle français de l’enseignement supérieur et de la recherche. Censé nous aligner sur le modèle anglo-saxon, il déstructure profondément une façon d’organiser l’autonomie des scientifiques et de permettre leur créativité, sans créer en contrepartie les garanties qui sont à l’œuvre dans le modèle anglo-saxon.

Par Sophie Duchesne, politiste, directrice de recherche au CNRS, membre de l’ISTP (Université de Nanterre), coordinatrice des instances du Comité national de la recherche scientifique et Alain Trautmann, immunologiste à l’Institut Cochin, directeur de recherche émérite au CNRS, membre du bureau du Conseil scientifique du CNRS.

À lire ici dans Mediapart.


Le modèle français d’organisation de la recherche, original, repose sur quelques principes : recrutement au plus près de la thèse, fonctionnement en collectifs, ou labos, et université de masse. Il est organisé autour de l’articulation entre des établissements d’enseignement supérieur où les enseignants-chercheurs partagent leur temps entre recherche et enseignement, et des organismes de recherche, dont le plus important, qui a vocation à rassembler toutes les disciplines scientifique, est le CNRS. Ce système est très différent du modèle anglo-saxon où l’université est très sélective, où les recrutements se font vers 40 ans et où la recherche est portée par des individus (dits principal investigators). Les deux modèles ont montré leur efficacité puisque la France demeure, malgré le recul relatif du financement public de la recherche [1], un des pays dont la contribution à la recherche mondiale est encore indiscutable.

Chacun de ces modèles est organisé de façon à ce que l’autonomie soit conférée aux chercheurs dans la conduite de leurs travaux. L’autonomie, la liberté d’explorer des voies nouvelles, est une condition indispensable à la créativité de la recherche. Les grandes découvertes ne sont pas en général le résultat à court terme de travaux entrepris pour régler un problème, elles ne sont pas planifiables. Du côté anglo-saxon, cette autonomie découle de la reconnaissance de l’autorité absolue des comités, composés exclusivement de scientifiques, qui recrutent et attribuent les financements à leurs pairs ; du côté français, c’est l’indépendance que confère le recrutement et la carrière dans la fonction publique, que ce soit à l’université ou dans les organismes de recherche, qui garantissent l’autonomie des scientifiques. Les salaires des enseignants-chercheurs et chercheurs français sont très inférieurs à ceux de leurs collègues américains, et non négociables : c’est une contrepartie de la liberté que représente l’autonomie de leur carrière dans la longue durée.

Or tout en parlant d’autonomie, les gouvernements qui se succèdent depuis 10 ans ont entrepris de restructurer profondément notre système de recherche selon des principes parfaitement hétéronomes – autrement dit, imposés de l’extérieur et distincts des normes et principes qui guident la quête de la connaissance. Le premier de ces principes imposés est la rentabilisation maximum et à court terme des fruits de la recherche : elle conduit à orienter étroitement les projets en fonction des résultats voulus et à les planifier de façon absurde. On demande aux scientifiques de savoir à l’avance ce qu’ils vont trouver et quand ils l’auront trouvé. L’aménagement du territoire est un autre principe déterminant du "Plan d’Investissement d’Avenir" et de la « politique de site » mise en place par le CNRS et ses partenaires universitaires. Enfin ce travail est désormais l’objet d’une évaluation omniprésente, répondant à des critères administratifs plus que scientifiques. Cette évaluation, très coûteuse car dévoreuse de temps, traduit la défiance que les pouvoirs publics manifestent à l’égard des acteurs de la recherche et leur volonté de contrôle.

De plus, les réformes multiples de l’ESR des dix dernières années s’accompagnent d’une diminution importante des emplois pérennes et d’une explosion des emplois précaires qui, en 2012 représentaient 31% des effectifs du CNRS et 25% de ceux de l’enseignement supérieur. Le financement de la recherche par appel à projets multiplie en effet les emplois à court terme. Soit disant inspiré du modèle américain, il oublie que ces financements doivent être attribués par des comités indépendants composés de scientifiques et s’ancrer dans un marché du travail qui offre des perspectives d’emploi publics et privés à moyen terme, bien rémunérés ; ce qui n’existe pas en France.

Enfin, ces mêmes réformes ont conduit à un empilement d’instances, d’agences, de structures de pilotage de la recherche. Un "millefeuille" dont les Assises de l’ESR, organisées à son arrivée par l’actuelle secrétaire d’Etat, ont unanimement demandé la simplification. Ce millefeuille aboutit à une perte totale de lisibilité, de maitrise de leur travail, d’autonomie donc, pour les acteurs de la recherche. A l’inverse, le pouvoir politique exerce un contrôle croissant sur les finalités et les modalités de leur activité, sans comprendre qu’il en détruit ainsi sa vraie productivité : les publications "au poids" peuvent se multiplier (productivité oblige), les connaissances, elles, patinent et les jeunes se détournent d’une vocation mue essentiellement par la curiosité, le sens critique et la liberté.

Le discours gouvernemental sur l’enseignement supérieur et la recherche est un concentré terrible, orwellien (1984 : "La liberté c’est l’esclavage"), d’oxymores dévastateurs : ils parlent d’autonomie quand ils appliquent leur hétéronomie, ils prétendent défendre le système français de recherche alors qu’ils sont en train de le détruire. Les laisserons-nous faire ? La réunion extraordinaire du Comité national pour sauver l’emploi scientifique et mettre fin au scandale de la précarisation organisée des jeunes qui s’engagent aujourd’hui dans la recherche a lancé la mobilisation. Elle ne fait que commencer.


[1La dépense intérieure en matière de recherche et développement par rapport au produit intérieur brut recule comparativement : 7e en 1995, la France se retrouve au 15e rang des pays de l’OCDE en 2011.