Accueil > Revue de presse > Rendez-nous notre liberté ! Stavros Lazaris et Stéphane Viville - Le Monde - (...)

Rendez-nous notre liberté ! Stavros Lazaris et Stéphane Viville - Le Monde - 7 juillet 2014

mardi 8 juillet 2014, par Louise Michel

Lire sur le site du Monde

Depuis plus d’une dizaine d’années, nous sommes entrés dans une ère dangereuse pour la connaissance, où celle-ci est dénigrée plutôt que valorisée. Nous envisageons ici la connaissance au sens large, incluant aussi bien la culture, sous toutes ses formes (littérature, théâtre, cinéma, photographie…), que le savoir plus académique tel que la recherche scientifique, quelles que soient les disciplines concernées. Considérant l’extrême importance de la connaissance pour le bon fonctionnement et l’évolution de nos sociétés, il nous semble impératif de dénoncer cette situation.

Tout comme la culture, la recherche subit de plein fouet les effets de cette politique de moindre investissement, au point que la France est passée, entre 1995 et 2011, du 7e au 15e rang mondial en termes de dépense intérieure de recherche et de développement (DIRD ; correspondant aux moyens financiers mis à la disposition de la recherche par rapport au PIB). On observe les effets pervers de ce manque d’investissement dans la connaissance à tous les niveaux.

POLITIQUE DE RECHERCHE LIBERTICIDE

Prenons l’exemple de la situation financière de nos universités, en principe l’un des principaux organes de la génération et de la transmission de la connaissance académique. Elles sont dans une situation financière telle que non seulement elles sont dans l’incapacité de financer la recherche, mais elles ont de plus en plus de difficultés à assumer leur première mission : la diffusion du savoir.

Nombre d’universités se retrouvent dans l’obligation de réduire l’offre de formations ! Le nombre de postes et, par conséquent, le nombre d’heures d’enseignement diminue, ce qui a des conséquences préjudiciables sur la qualité de l’encadrement de nos étudiants. Les conditions d’enseignement deviennent de plus en plus difficiles pour les enseignants et les enseignés. Il en résulte une perte de confiance dans les capacités de l’université à offrir une formation ouvrant sur un métier et, de ce fait, nous observons une désaffectation grandissante de notre jeunesse pour nos universités.

Non seulement les financements diminuent drastiquement d’année en année, mais en plus, la politique de recherche actuelle est de plus en plus liberticide. En plus de manquer de moyens financiers, l’Agence nationale pour la recherche (ANR), principal organisme de financement de la recherche en France, impose des choix thématiques et réclame systématiquement des justifications sur les futures retombées économiques des projets de recherche qui lui sont proposés.

La situation est la même au niveau européen où l’Agence pour la recherche (REA), dans son dernier plan de financement de la recherche, nommé Horizon 2020, exige par exemple que le financement de projets de recherche biomédicale ne soit envisageable que s’ils impliquent une PME ou PMI.

ERREURS DE STRATÉGIE

Ces choix ne laissent, et c’est une erreur que nous souhaitons dénoncer, qu’une place minime à la recherche fondamentale. Ils sont majoritairement orientés vers la recherche dite « translationnelle » (de l’anglais « to translate »), un horrible mot pour indiquer qu’elle se doit d’avoir une « traduction » économique et, dans la mesure du possible, dans des délais les plus brefs. Or, qui peut prétendre savoir, ex nihilo, quelles recherches, quels développements intellectuels et culturels vont influencer notre façon de penser, d’envisager le futur de notre société, vont avoir des retombées économiques et dans quels délais ? Il ne s’agit donc plus de financer la recherche, mais l’innovation. Celle-ci est indispensable, mais impossible sans la recherche fondamentale.

Par ailleurs, une pression considérable est exercée sur la communauté des chercheurs pour réaliser une recherche dite d’« excellence ». Il n’y a plus de place que pour celle-ci. Une fois encore, il y a une erreur de stratégie, d’autant que la recherche, tout comme l’ensemble de notre société, vit sur des effets de modes et qu’un sujet d’excellence aujourd’hui devient très rapidement désuet demain.

Rappelons-nous Abraham Lincoln qui disait : « Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance ! » Il aurait pu, de façon toute aussi pertinente, remplacer le mot éducation par celui de connaissance. « Si vous trouvez que la connaissance coûte cher, essayez l’ignorance ! ». Il est temps que notre société, et à travers elle la classe politique, réalise que le financement de la connaissance n’est pas une dépense mais un investissement, investissement pour notre génération et les générations futures.

CESSONS DE VOULOIR CHIFFRER

C’est un devoir de chaque société, pour assurer sa prospérité et son développement, de financer la connaissance. Incontestablement celle-ci coûte cher, mais elle est indispensable. Cessons de vouloir mettre un chiffrage, quel qu’il soit – financier, audimat ou autres paramètres de mesure et, même si cela est intellectuellement facile, à l’activité créatrice, qu’elle concerne la culture ou la recherche. La culture tout comme l’intelligence ne se chiffre pas ! La créativité n’a pas à avoir une rentabilité en soi. En revanche, elle conduit à de nouvelles perceptions de notre société et à des innovations qui, elles, auront un impact économique.

La politique liberticide actuelle bride la créativité de l’ensemble des acteurs de la connaissance. Cette absence de liberté, accompagnée d’une mise en compétition permanente, d’une évaluation constante, de l’augmentation des charges administratives, d’une course effrénée à l’effet d’annonce immédiate, de l’absence de moyens pour assurer nos missions, génère une lassitude et un mal-être grandissant de l’ensemble des acteurs de la connaissance. Cela affecte ce qu’Albert Einstein estimait le noyau même du progrès et de l’évolution, l’imagination. Nous sommes en train de perdre la liberté de penser, de rêver, de tâtonner, de créer.

Il est de notre devoir de défendre les prises de risque intellectuelles, celles qui nous conduisent aux limites de la connaissance. Pour créer, nous avons besoin de liberté de penser, d’imaginer, d’agir, d’essayer, de se tromper pour… enfin, peut-être, réussir.

Stavros Lazaris, chargé de recherche (CNRS) en histoire de la civilisation byzantine, directeur-adjoint de l’UMR 7044 Archéologie et histoire ancienne : Méditerranée-Europe (arcHiMedE), université de Strasbourg - université de Haute Alsace.

Stéphane Viville, praticien hospitalier au CHU de Strasbourg et professeur des universités, Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire, département de génomique fonctionnelle et cancer, université de Strabourg.