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La réforme Macron de l’université - Stéphane Beaud et Mathias Millet, La Vie des Idées, 20 février 2018

mercredi 21 février 2018, par Laurence

Au fond, la loi ORE - tant sur sa forme, brutale, que sur le fond - procède essentiellement d’un regard d’en haut sur l’université qui est lui-même intimement lié à l’« élitisme républicain » dont on peut souligner qu’il imprègne de part en part les premiers mois de la Présidence Macron. La priorité est accordée à la promotion de filières d’excellence comme fer de lance de la start up nation qui se conjugue avec l’abandon de toute conception progressiste et démocratique de l’université.

La mise en place de la loi ORE ne manquera pas, à terme, d’avoir de profonds effets structurels, déjà inscrits dans la loi LRU (2007) : une nouvelle hiérarchisation des universités et des filières, une tendance à leur polarisation, sans compter un sérieux coup de pouce pour le secteur privé du supérieur qui pourrait s’engouffrer un peu plus dans les brèches ouvertes par le flou institutionnel et les très probables, et durables, dysfonctionnements de l’usine à gaz qui s’annonce dans ce secteur stratégique de la première année post-bac, à l’université.

Alors que l’université accueille les enfants de la démocratisation scolaire, la réforme Macron permet aux établissements d’enseignement supérieur de sélectionner leurs étudiants. Défendant l’université comme lieu de formation et de recherches, S. Beaud et M. Millet invitent à s’interroger sur le sens de la poursuite d’études dans une société démocratique.

Au moment où commencent les choses sérieuses, à savoir la mise en place concrète de la loi ORE (Orientation et Réussite des Étudiants) qui, à travers la production par chaque formation universitaire de prérequis (appelés « attendus »), remet en cause le principe sacré de la liberté d’accès à l’université de tous les bacheliers de France et de Navarre [1], ce texte souhaite revenir sur certains enjeux de cette réforme qui semblent insuffisamment évoqués dans les débats en cours. Celle-ci est en effet historique dans la mesure où, depuis l’échec du projet Devaquet de 1986, toute idée de sélection à l’université a été exclue par les gouvernements de notre pays. Or cette loi, malgré ses précautions sémantiques, vise à faire sauter ce verrou et entrer l’université française dans une nouvelle ère.

Au delà des questions pratiques, bien sûr importantes, que pose le pilotage de cette réforme et de la situation actuelle de l’université, affaiblie par la conjonction de 10 ans de LRU, de disette budgétaire et de plusieurs décennies d’accroissement des effectifs étudiants, il apparaît essentiel de replacer au cœur des débats la réflexion sur la fonction sociale de l’université en France. Depuis 30 ans, il a été assigné à la plupart des formations universitaires (hormis le secteur de Médecine/Pharmacie, protégé par le concours de fin de première année) la fonction d’accompagner, le plus souvent avec les moyens du bord, le puissant mouvement de poursuite des études issu de ce qu’on a coutume d’appeler la « seconde explosion scolaire » [2] (Chauvel, 1998). Aussi l’université a-t-elle été avec les STS [3], de tous les segments de l’enseignement supérieur, celui qui a accueilli la plus forte proportion des « enfants de la démocratisation scolaire » (Beaud, 2002) issus de la politique des 80 % au bac décidée par J.-P. Chevènement en 1985. La loi ORE vise clairement à rompre avec cette mission. Elle donnera sans doute satisfaction à tous les partisans du tour de vis qui espèrent ainsi pouvoir choisir (enfin) leur public. Mais elle laisse en suspens, dans le flou ou le non-dit, la question - décisive à nos yeux - du sens et de la forme que doit prendre la dynamique de poursuite d’études supérieures pour les nouvelles générations de bacheliers, appelée par l’économie de connaissance qui est celle désormais des pays développés.

L’occultation des ressorts sociaux du processus de « démocratisation » universitaire

L’urgence de cette réforme accélérée a eu pour alibi la mise en avant du « scandale » de la loterie APB et, plus précisément, le fait que de très bons bacheliers ont vu leurs premiers vœux refusés et que leurs parents ont fortement protesté auprès des rectorats. L’indicateur statistique, le chiffre noir officiel, qui sous-tend la mise en place des prérequis, est le taux d’échec en première année de L1 à l’université, annoncé comme toujours plus élevé dans les débats publics (30 %, 40 %, 50 % selon les cas) (Bodin, Millet, 2011 ; Bodin, Orange, 2013). Pour y mettre fin, il suffirait d’écarter les importuns, les étudiants qui « n’ont rien faire à la fac  », en particulier les fameux bacs pro dont on exagère fortement - et à dessein - la présence en première année d’université : en effet seulement 36,8 % d’entre eux poursuivent leurs études après le bac en 2015 et, parmi eux, seuls 8 % entrent en Licence 1 à l’université (contre 27,5 % en STS).

Tableau 1 - Évolution des taux d’inscription dans l’enseignement supérieur : bacheliers professionnels

Mais comment en est-on arrivé là ? Un détour par l’histoire montre que, en France, après la deuxième explosion scolaire liée à la politique des 80 % au bac (1985), l’université française a eu pour (noble, il faut y insister) tâche d’accueillir les cohortes d’élèves de cette nouvelle phase de « démocratisation » scolaire.

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[1Bien sûr, il faut rappeler que ce principe a déjà été largement mis à mal par les précédentes procédures comme le tirage au sort, pratiqué, il faut le dire, à cause du manque de moyens bien plus qu’en raison de dysfonctionnement d’APB. Mais Parcoursup franchit un pas décisif, qui marque une volonté politique claire de rompre avec le principe du baccalauréat comme premier grade universitaire et le principe d’égalité des chances.

[2On distingue généralement une première explosion scolaire, située entre les années 1950 et 1970, et une seconde explosion scolaire plus tardive, à partir des années 1985 et 1995. La première est pour l’essentiel le résultat de politiques de scolarisation volontaristes ayant œuvré au report de l’âge limite de scolarité obligatoire et à l’unification au sein d’un cursus commun des scolarités de niveau collège. Elle voit ainsi venir massivement les élèves d’origine populaire au collège. Ces changements attestent d’une forte croissance de la durée de scolarisation dans les milieux populaires, qu’une seconde explosion scolaire (années 1985-95), touchant cette fois les lycées et à un moindre niveau le supérieur, vient amplifier. Le sens de cette seconde explosion scolaire est néanmoins assez différent de la première. Si on la doit aux politiques de « démocratisation scolaire » (objectif d’amener 80 % d’une génération au « niveau bac » [1989], création des lycées et bacs professionnels [1985]), elle est aussi liée à la montée d’une préoccupation scolaire (Terrail, 1992) dans les milieux populaires, c’est-à-dire à la conscience de l’importance croissante de l’école et d’un chômage endémique frappant les moins diplômés. La part des diplômés de l’enseignement supérieur parmi les enfants des milieux populaires nés après 1970 s’accroît au point que l’on assiste à la naissance des premières générations d’étudiants au sein des milieux populaires. Le fait est d’autant plus remarquable que ces détenteurs d’un diplôme du supérieur devancent désormais la part de ceux qui, dans ces générations, détiennent un CAP ou un BEP (Hugrée, 2009). Pour les enfants de milieux populaires, l’enseignement supérieur n’est plus un destin scolaire improbable (pour une synthèse chiffrée de ces évolutions, voir Millet, 2017).

[3Dans des conditions et à des niveaux d’effectif néanmoins bien différents pour les STS.