Accueil > Université (problèmes et débats) > Parcoursup, ORE etc… > Qu’en est-il des trajectoires sinueuses ? - Bruno Dauvier et Edith Galy, (...)

Qu’en est-il des trajectoires sinueuses ? - Bruno Dauvier et Edith Galy, blog de Pierre Jourlin sur Médiapart, 9 mai 2018.

mercredi 9 mai 2018, par Elie

Mes collègues Bruno Dauvier, d’Aix-Marseille Université et Edith Galy, de l’Université Nice Sophia Antipolis creusent la question de l’échec des étudiants dans les universités : Quels sont les véritables chiffres ? Quelles sont les causes réelles ? Quels seraient les solutions crédibles ?

Pour lire cet article sur le blog de Pierre Jourlin.

28%, c’est le pourcentage des néo-bacheliers d’une tranche d’âge qui obtiennent une licence en trois ans après leur première inscription à l’université. C’est aussi la statistique brandie par des vice-présidents d’université et présidents de conférence de doyens qui défendent la réforme de l’accès à l’université dans une tribune Franceinfo [1]].

« Quel responsable d’une organisation, quelle qu’elle soit, accepterait qu’à peine plus d’un quart de ses résultats – 28% exactement – soient conformes aux objectifs qu’il s’est fixé ? - Quel artisan pâtissier accepterait que 28% de ses gâteaux soient présentables en vitrine ? »

Cette statistique ainsi martelée laisse penser que 72% des étudiants d’un amphi de L1 seraient voués à l’échec, telles des pâtisseries ratées qu’il faudrait au plus vite retirer des vitrines de l’université d’excellence. Pourtant, dans le même rapport sur la réussite en licence en 2016 publié sur le site du ministère de l’enseignement supérieur [2], on trouve d’autres résultats qui donnent une tout autre impression. Par exemple, la méthode 2 d’estimation de la réussite en licence nous apprend que parmi les inscrits en L3, 88% obtiennent le diplôme à la fin de l’année. Mais c’est presque trop, ne laissons pas croire que les diplômes sont en chocolat. La plaquette de présentation du « plan étudiants » publiée le 30 octobre 2017, apporte également un résultat plutôt flatteur pour l’enseignement supérieur : « Si 80 % des étudiants obtiennent un diplôme à l’issue de leurs études, c’est au prix de multiples détours qui souvent pèsent sur les étudiants les plus défavorisés. »

Les détours, les trajectoires non-linéaires, les périodes d’exploration, voilà ce qui fait la différence entre les 28% de réussite soulignés par les tenants de la loi ORE et les 80% de réussite observés à plus long termes. Se focaliser sur les 28% revient à ne valoriser que les trajectoires directes qui seules correspondraient aux « objectifs fixés » et revient à amalgamer dans la catégorie « échec » des trajectoires individuelles très différentes. Faire la première année de Licence en 2 ans car on est contraint de travailler 15h par semaine pour payer un loyer exorbitant, est-ce vraiment un échec ? Décider de se réorienter après avoir découvert en option qu’une discipline inconnue au lycée s’avère en fait passionnante, est-ce un échec ? Terminer sa licence après 1 ou 2 années d’interruption pour travailler, voyager, s’engager dans une association, construire son projet professionnel, est-ce un échec ? Entamer une formation de psychomotricien ou d’orthophoniste après une première année de PACES ou de psychologie, est-ce un échec ? Finalement, posons-nous la question, combien d’enseignants chercheurs, potentiellement vice-présidents d’universités d’excellence, ont eu eux-mêmes une trajectoire linéaire ? Osons une estimation au doigt mouillé, probablement pas loin de 28%...

Pourtant, il y a un consensus dans l’opinion publique et parmi les universitaires, la première année de licence à l’université n’est pas toujours une expérience pleinement satisfaisante. L’affichage d’un taux d’échec catastrophique résonne pour les enseignants avec les expériences individuelles d’amphis bondés, d’étudiants plus intéressés par leurs téléphones portables que par le discours de l’enseignant, de groupes de TD dont les effectifs fondent au cours du semestre ou de copies navrantes. C’est bien en première année que se pose le plus gros problème et la statistique tombe à nouveau comme un couperet : 40%, c’est le taux de passage en deuxième année. Attention, il ne faut pas confondre cette valeur avec le nombre d’inscrits en licence 2 en référence à celui de la licence 1 qui est du même ordre de grandeur. Comparer des effectifs d’une année sur l’autre n’aurait pas beaucoup de sens en raison des redoublements. Il y a ainsi plus d’inscrits en licence 3 qu’en licence 2 dans certaines filières qui sélectionnent en début de master, ce qui ne signifie pas que le taux de réussite soit supérieur à 100%. Non, 40% c’est le pourcentage d’une cohorte que l’on retrouve inscrit en deuxième année un an après la première inscription en première année. Si on admet que les redoublements ou les réorientations ne sont pas nécessairement des échecs, alors ce mode de calcul parait trop restrictif. Le pourcentage intéressant serait plutôt celui des étudiants inscrits en première année de licence qui ont quitté le système universitaire l’année suivante. Ironie statistique, la valeur est aussi de 28% ! 72% de nos étudiants de L1 pourraient alors bien devenir des pâtisseries tout à fait présentables. Parmi les 28% d’abandon de l’université, il y en probablement encore que nous ne devrions pas forcément renier : ceux qui continuent dans des formations hors université, qui marquent une pause dans leurs études, qui se sont simplement enrichis de quelques connaissances avant de passer à autre chose.

Alors, pourquoi cette impression négative ? Une première explication tient à la structure des effectifs. En première année de licence à l’université, 40% des étudiants ne sont pas des néo-bacheliers et cette valeur atteint 55% en psychologie par exemple. Dans un amphi de L1, près de la moitié des étudiants ont donc déjà réalisé une année d’autre chose depuis leur bac. Beaucoup d’entre eux ont donc besoin de redoubler ou d’essayer plusieurs disciplines avant de passer en deuxième année. Plusieurs générations de bacheliers se côtoient ainsi sur les bancs des amphis, ce qui explique la grande différence d’effectif entre L1 et L2. Parmi les 72% de pâtisseries réussies, beaucoup sont des biscuits qui passent plusieurs fois au four de la première année. C’est peut-être le reflet d’un processus psychologique, la maturation vocationnelle prend parfois du temps.

Une autre explication de la mauvaise image de la première année d’université tient à l’impression que des masses d’étudiants qui viennent s’agglutiner dans des filières bouchées, les fameuses filières sous tension que sont le droit, les STAPS, la psychologie, les langues ou PACES. Une étude récente de la DARES [3] décrit l’évolution de l’emploi en France par domaine professionnel entre 1982 et 2014. Le domaine qui a connu l’évolution la plus positive dans cette période est « Santé, action sociale, culturelle et sportive ». Ce sont des métiers du tertiaire et du service auxquels mènent précisément ces filières universitaires. Tout se passe alors comme si les étudiants en tant que groupe s’orientaient naturellement vers les filières porteuses. Peut-être agissent-ils effectivement comme des personnes rationnelles soucieuses d’engager leurs ressources personnelles à bon escient, ce qui n’empêche pas le questionnement et l’incertitude.

Améliorer le taux de réussite demeure quoi qu’il en soit un objectif louable. La solution envisagée par loi ORE repose sur l’idée d’améliorer « l’adéquation entre un individu, un projet et une formation » par la mise en place d’une procédure de classement des candidats par les universités. L’exemple des bacs Pro dont le taux de réussite en licence est particulièrement faible est souvent utilisé par les promoteurs de la loi ORE. Pourquoi continuer à envoyer ces bacheliers vers un échec quasi-certain dans des voies de garage universitaires ? Objectivement, le taux d’abandon de l’université après la première année est de 60% pour les titulaires d’un bac professionnel. Comme ils ne représentent que 8% de l’ensemble des étudiants, sacrifier les 40% d’entre eux qui pourraient devenir des pâtisseries très convenables n’améliorera pas significativement le taux de réussite global. Une approche adéquationniste réellement pragmatique conduit à choisir un critère de sélection dont l’assiette est plus large pour avoir un réel effet sur le taux de réussite global. Les femmes représentent 60% des inscrits en licence 1 et elles ont un taux de passage en L2 de 10 points supérieur à celui des hommes (46% vs 36%). Il serait bien plus efficace de retenir « être une femme » comme attendu dans Parcousup ! Dans cette approche adéquationniste, l’attendu le plus efficace est bien plus inquiétant. Les étudiants issus de milieux « assez défavorisés » ou « défavorisés » représentent 55% des inscrits en L1 et leur taux de passage en L2 est de 37% alors qu’il est 49% pour les étudiants issus de milieu « favorisés » ou « très favorisés ». La reproduction sociale est souvent cachée dans l’ombre de l’adéquationnisme. Si la réduction des inégalités est un objectif de notre société, l’université publique et gratuite a largement pris sa part, pour l’instant, mais jusqu’à quand ?

Chers collègues, vice-présidents d’université et présidents de conférence de doyens, la statistique la plus importante vous la connaissez mieux que personne pour en éprouver quotidiennement les effets, c’est 10% de baisse de l’investissement par étudiant depuis 2008 [4]. Pour favoriser la réussite des étudiants nous devrions les aider encore davantage à développer l’autonomie nécessaire à l’université, à consolider leur projet de formation, à croire dans leur chance de réussite, à croire dans le fait que l’université peut leur offrir un avenir meilleur. Les cours de méthode de travail universitaire, de projet professionnel, les contrôles continus ou le tutorat pourraient y contribuer. Les portails en cours de mise en place qui proposent une année pluridisciplinaire auront peut-être des effets bénéfiques. Mais ce qu’il faut leur offrir en premier lieu nous l’avons sous les yeux dans les statistiques car le taux de réussite augmente très nettement avec un an de plus, c’est le temps de l’incertitude, de l’exploration et de la construction sereine de son identité citoyenne, de ses valeurs et de ses intérêts professionnels. Ce que nous devons leur offrir, ce sont la confiance, les encouragements l’entraide là où Parcoursup impose les classements, la concurrence et les jugements arbitraires. Nous devons leur permettre les trajectoires sinueuses là où les réformes du lycée et de l’université ne tolèrent que la ligne droite de -3 à +3. Il y a aussi de belles sinusoïdes à tracer entre –pi et pi.

Pour cela, il convient donc de se battre pour que l’université retrouve des moyens à hauteur des enjeux qu’elle représente pour la France, plutôt que mettre de côté des étudiants en s’appuyant sur des statistiques plus que discutables.

Bruno Dauvier, enseignant-chercheur, Aix-Marseille Université

Edith Galy, enseignante-chercheuse, Université Nice Sophia Antipolis