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Verbatim de la 7e séance du séminaire "Politiques des sciences" (3 février 2010) - "Devenir professeur : le rôle de la recherche"

lundi 15 février 2010, par Martin Rossignole

Isabelle Backouche

Cette septième séance du séminaire alternatif « Politiques des Sciences » a pour intitulé : « Devenir professeur » et concerne plus particulièrement le rôle charnière que joue la recherche dans le parcours de formation des professeurs. Pour en parler, j’ai à mes côtés Isabelle Heullant-Donat, qui est professeure à l’université de Reims, Laurence Giavarini, de l’université de Bourgogne, Thierry Aprile, de l’IUFM de Créteil, et Laurence de Cock, enseignante au lycée Joliot-Curie de Nanterre et à l’INRP.

Je me contenterai de quelques mots pour dire pourquoi il nous a semblé important aujourd’hui de consacrer une séance, dans le cycle qui a commencé en novembre 2009, aux réformes de la formation des professeurs qu’on désigne plus couramment sous le terme de « mastérisation ». L’intérêt de ce terme est qu’il permet de faire apparaître des questions transversales et communes aux thèmes qui ont été traités précédemment. J’en retiendrai simplement trois.

En premier lieu, je crois que se pose la question de la place et du rôle du savoir dans notre société, avec l’idée d’un savoir utile, qui est de plus en plus promue. On verra qu’à travers les réformes en cours concernant cette formation des professeurs, et également dans les textes les mettant en œuvre, on constate une diminution des contenus disciplinaires des concours, des mémoires de Masters qui devront être faits dans une année qui me semble assez rocambolesque, et un appauvrissement des programmes.

Le deuxième point commun avec des questions que nous avons déjà traitées, est résumé dans un mot, à savoir celui de « professionnalisation », que l’on voit beaucoup surgir notamment sous la plume des deux ministres qui avaient signé un texte dans Le Monde sur le sujet il y a quelque temps [1]. Donc, professionnalisation. Or, de ce point de vue là, il m’a semblé que ceux qui réussiront à franchir les obstacles de cette année assez chargée auront peut-être une professionnalisation, mais évidemment entre formation critique et prêt-à-penser, je crois qu’il y a un pas qui est franchi et dont on va discuter ici. Et puis il est question de faire suivre des stages aux futurs professeurs en vue de leur professionnalisation. Dans la circulaire qui a lancé les opérations pour la mise en place des diplômes nationaux de masters ouverts aux étudiants se destinant aux métiers de l’enseignement [2], il est indiqué qu’il y aura en licence des stages de « découverte », en M1 des stages d’observation, en M2 des stages en responsabilité, qui seront offerts à des admissibles, c’est à dire à des gens qui n’auront pas encore le concours et, en M2 toujours, des stages en situation dans d’autres secteurs pour les non-admissibles. Précisons que certains de ces stages auront lieu avant les épreuves. Donc, la professionnalisation apparaît comme un processus assez complexe si l’on y intègre les stages. Quant à ceux qui auront échoué il faudra qu’ils peaufinent leur « projet professionnel personnel ». On fait tout ça la même année. On passe un concours, on fait des stages, on prépare un master et on peaufine son projet professionnel personnel.

Enfin, troisième point commun avec les questions déjà abordées, c’est tout le discours sur la modernisation et la revalorisation notamment du métier d’enseignant. Là aussi, pour les enseignants du primaire et du secondaire, il y aura des primes, des indemnités individuelles, selon le mérite. Se pose évidemment la question de l’évaluation de ce mérite. On repère aussi dans la manière de faire passer ces réformes, des méthodes qui sont communes à tous les domaines d’intervention, une précipitation instrumentalisée pour passer en force, une incohérence des textes dont il faut dire qu’ils sont bâclés. Par ailleurs, parmi les thèmes communs qui sont apparus lors des séances du séminaire, on retrouve ici celui du désengagement de l’Etat, de même que l’idée de faire des économies. Je citerai sur ce point, le propos du député UMP Dominique Le Méner, qui a présenté à l’Assemblée nationale, un avis sur la mastérisationCf. http://www.fabula.org/actualites/article35025.php. Il énonce que : « le schéma d’emplois du projet de budget est directement issu de cette réforme [c’est à dire la mastérisation] dont l’un des effets est d’affecter, à compter du 1° septembre 2010, dans les écoles et les établissements scolaires, les enseignants nouvellement recrutés. En conséquence, en venant s’ajouter à la suppression de 600 emplois administratifs, cette mesure entraînera la suppression à compter de cette date de 9182 emplois d’enseignants stagiaires dans le primaire, 6733 emplois d’enseignants stagiaires dans le secondaire » (p.7). Donc les économies sont revendiquées à l’Assemblée tout à fait ouvertement. Enfin, un dernier point, sur lequel les invités vont revenir, j’ai cru quand même déceler un certain mépris pour les conditions de travail des enseignants car je ne vois pas comment on va pouvoir organiser une préparation à un concours, vu que les étudiants vont passer leur temps à circuler entre des stages et la fac ou l’IUFM où ils prépareront les concours. Je me souviens que, lorsque j’enseignais à l’université, faire un emploi du temps, c’était l’enfer. Donc là je pense que ça va être juste impossible. Enfin, il me semble, pour lire régulièrement les mails qui arrivent sur mon ordinateur, qu’il y a quand même un certain nombre de résistances locales ; un certain nombre de Conseils d’administration refusent de cautionner cette réforme des concours.

Je vais d’abord donner la parole à Thierry Aprile, qui va commencer par vous présenter la situation, la formation, telle qu’elle se présente et telle qu’elle va advenir et puis ensuite on enchaînera avec les autres intervenants.

Thierry Aprile, IUFM de Créteil

Juste pour faire un lien avec ce que vient de dire Isabelle : l’auteur de cette prose administrative a un nom : elle s’appelle Josette Théophile et elle vient d’être recrutée en qualité de DGRH au ministère de l’Education nationale, et officiait précédemment à la RATP[1]. Nous sommes émus ces jours derniers par l’incohérence entre un décret et un arrêté, décret qui fixe comme condition à l’inscription à l’un des concours d’enseignement, le CAPES, l’inscription à un M2, qui est redoublé par un arrêté qui fixe la condition d’inscription à l’obtention d’un M2. Alors, on a beau se sécuriser en se disant qu’un décret est juridiquement supérieur à un arrêté, mais comme l’arrêté est contradictoire avec le décret, il faut quand même que la DRH tranche. C’est à dire que l’on fait des textes mal pensés et puis après il faut qu’il y ait quelqu’un qui donne au fond la vérité entre le décret et l’arrêté. Cela donne une impression d’impréparation, dont on voudrait croire qu’elle est érigée en méthode de gouvernement : dans la précipitation tout le monde est un peu agité et on ne sait pas ce qui se passe précisément. Mais, en fait si l’on a bien suivi les choses depuis deux ans, on s’aperçoit que derrière l’impréparation ne se dissimule rien d’autre que… l’impréparation. C’est à dire que l’on veut faire des économies mais, en même temps, on pilote à vue. Il n’y a pas très longtemps, on a expliqué aux responsables que dans le cas où l’on mettrait les épreuves d’histoire-géographie du baccalauréat en classe de première, il serait bon de savoir dès maintenant, au moment où l’on change les programmes de seconde, quelles seraient ces épreuves. Ils ont trouvé que c’était… une « bonne idée », alors que le simple bon sens l’exige ! Autre exemple, le concours de CAPES 2011. Les épreuves écrites auront lieu au mois de novembre 2010, et nous aurons les sujets autour du 15 avril 2010. En résumé, voilà où l’on en est. Sachant que pour le concours 2010, comme il en va depuis plus d’une vingtaine d’années, l’écrit aura lieu en mars et l’oral début juillet.

Je vais centrer mon intervention sur la manière dont la formation se passe aujourd’hui, dans ses grandes lignes, en l’appréhendant de trois points de vue : d’abord du point de vue d’un fonctionnaire stagiaire de l’Education nationale, ensuite du point de vue de l’IUFM, enfin de celui du système.

Le parcours de formation du fonctionnaire stagiaire

Selon les textes, pour le fonctionnaire stagiaire la première année de formation après le concours est, de façon règlementaire, une année de stages. La titularisation ne sera prononcée qu’après cette année. Pour l’heure, le candidat au Capes ou à l’agrégation qui se félicite vers la mi-juillet de l’obtention du concours pour lequel il a réalisé beaucoup de prouesses et effectué des efforts assez considérables, se retrouve dans une année de stages qui se décompose comme suit : pour partie, une formation théorique, que l’on appelle la formation des IUFM qui, grosso modo, l’occupe à peu près un tiers du temps. Les stagiaires sont divisés en groupes et « subissent » la formation IUFM dont même sans savoir ce qu’elle est, on est tous d’accord pour dire qu’elle est insuffisante et, en tous cas, mal adaptée. On se souvient encore de cette fameuse expression du « référentiel bondissant » qui était censé exprimer en langage IUFM le ballon pour les formateurs d’EPS (Education Physique et Sportive). On a pris au mot cette idée reçue pour montrer l’absurdité de ce système qui, au lieu d’appeler un ballon « ballon », l’appelait référentiel bondissant. Plusieurs collègues se sont plongés dans la littérature pour retrouver des traces de ce fameux référentiel bondissant et ne l’ont trouvé mentionné dans aucun document. C’est vous dire la part de rumeur qui a joué dans la genèse de cette affaire.

A côté de cette formation IUFM prend place un stage dit « en responsabilité ». Cela veut dire que, dès la rentrée, les stagiaires ont une ou deux classes, selon les matières. En histoire-géographie, Cela veut dire deux voire trois classes en responsabilité, ce qui signifie que le stagiaire agit en qualité de professeur de la classe, pendant toute l’année. Il y a un autre stage, appelé stage en « pratique accompagnée », qui consiste en une quarantaine d’heures d’observation et de cours dans la classe d’un collègue qui est là, au fond de la classe, pour voir si tout se passe bien. En général, tout se passe bien.

Parmi les gens qui vont observer le travail du professeur stagiaire, il y a un tuteur, qui suit le nouvel enseignant toute l’année, pendant son stage en responsabilité. La plupart du temps, ce tuteur est dans l’établissement, mais pas toujours. En revanche, le tuteur du stage en pratique accompagnée se trouve dans l’établissement. Parmi les intervenants qui vont évaluer le stagiaire, il y a aussi le chef d’établissement. Du côté des établissements, c’est à dire de la pratique professionnelle, le stagiaire est donc évalué par trois intervenants : son tuteur, le tuteur de pratique accompagnée, et le proviseur ou le chef d’établissement. Du côté de l’IUFM, cette formation IUFM est à la fois disciplinaire, en histoire et géographie, et évidemment teintée d’une forte coloration didactique et pédagogique, et aussi transversale. Cette dernière concerne par exemple la gestion de classe, ou l’exercice de l’autorité, la connaissance des publics scolaires et du système éducatif, etc., qui touchent à toute une série de problèmes transversaux qui se posent à l’ensemble des collègues et qui ne sont pas forcément propres à une discipline.

Ainsi donc, cette entrée des sciences de l’éducation, qui agit comme un épouvantail, une sorte d’affront fait aux disciplines, n’intervient que pour un temps extrêmement limité, que l’on appelle la formation générale commune. Elle essaie d’apporter des réponses aux difficultés des stagiaires. Alors ça va du positionnement de la voix, du corps, de la posture qui, en général, fait l’objet de moqueries répétées, puisque, évidemment, ce sont des méthodes directement inspirées du yoga, de la sophrologie, etc. Il faut arriver avec des tapis, faire des mouvements, etc. Cela déstabilise généralement beaucoup les stagiaires. Et puis cette formation comporte aussi des aspects relatifs à l’autorité et à la connaissance du système éducatif. Ce qui fait que l’IUFM fournit au rectorat un ensemble de regards qui sont effectués par des tuteurs, des intervenants dans les cours, et puis aussi des visiteurs, qui sont des membres de l’IUFM. Il s’agit soit de titulaires de l’IUFM, ou bien de professeurs délégués qui font eux aussi, d’une certaine façon, partie de l’IUFM, pour la formation des maîtres, et qui vont visiter les stagiaires. Donc, cet ensemble de textes, de regards croisés est fourni à l’inspection, les IPR (Inspecteurs Pédagogiques Régionaux), au rectorat donc, et nous fournissons à la fin de l’année un avis : favorable ou défavorable à la titularisation. Mais ce n’est qu’un avis. En dernière analyse, ce sont les IPR qui ont la main et décident de suivre ou non l’avis de l’IUFM et de justifier leur choix par une inspection ou pas. Jusqu’à présent, les inspections terminales étaient relativement limitées à un nombre de stagiaires que l’on mettait sur des listes d’alerte lorsqu’on pensait qu’il y avait vraiment des problèmes. Désormais, le recteur nouvellement nommé à Créteil, a décidé que les inspecteurs allaient devoir inspecter un « maximum » de stagiaires. Ce qui a été aussitôt été traduit par les IPR comme étant l’idée qu’il fallait visiter tous les stagiaires, c’est à dire dans le cas qui nous occupe à Créteil, une centaine de stagiaires en histoire-géographie. Donc voilà comment ça se passait aujourd’hui, c’est à dire au fond un ensemble de regards croisés sur la pratique des stagiaires, une mutualisation des pratiques avec surtout quelque chose d’assez important qui est ce travail en groupe avec une vingtaine de stagiaires qui ont le temps, tout au long de l’année, d’échanger. Il y a toute une partie de la formation qui est prévue en temps de formation individuelle, c’est à dire à l’initiative des stagiaires qui peuvent décider d’aller suivre telle ou telle formation dans un musée, p.e., ou d’aller voir des collègues pour faire de la co-observation, etc. C’était donc une façon d’aider à la titularisation, qui restait dans les mains de l’inspection.


Le regard des IUFM sur la formation des enseignants

Les IUFM, tout le monde sait ce que c’est. Il suffit d’interroger n’importe qui dans la rue, il sait que les IUFM existent et que, de toute façon, ce n’est pas bien, ils ne remplissent pas leurs fonctions. C’est un des problèmes sur lesquels je reviendrai dans un troisième temps, consacré à l’examen de la logique du système.

Vu du côté de l’IUFM, quel regard peut-on porter sur la formation ? L’IUFM, Institut Universitaire de la Formation des Maîtres, est une institution qui a été créée en 1991, et est donc relativement récente. Elle se situe entre, et certains diront en porte-à-faux, deux institutions : d’un côté, l’université, qui a la charge de former à la discipline, et d’autre part, ce qu’on appelle quelquefois « l’employeur » – c’est fou de constater comme la métaphore de l’entreprise a gagné tous les domaines -, qui est l’Education nationale, et prend le visage, sympathique ou pas d’ailleurs, de l’inspection qui, en une heure, décide de la titularisation ou non d’un collègue. Cela veut dire que, de notre point de vue, nous sommes dans une position entre deux chaises. Ce qui faisait le confort et l’intérêt de cette position, qui pouvait en faire un espace attractif pour qui s’intéressait non pas seulement au savoir mais aussi aux conditions de construction de ce savoir, et aussi à la diffusion du savoir, comme c’est mon cas. Il faut rajouter que l’objectif de ces IUFM était d’unir dans une même institution les anciennes Ecoles normales, qui avaient pour fonction de former ceux qui sont devenus, chemin faisant, les « professeurs des écoles » du primaire et la formation des professeurs du secondaire. Il faut dire tout de suite que la greffe n’a pas très bien pris en réalité. C’est peut-être l’un des échecs des IUFM, parce qu’il est vrai que derrière cette alliance entre le primaire et le secondaire il y a des cultures à vrai dire très différentes. Pour aller vite, on peut dire que dans le primaire la culture hiérarchique est beaucoup plus forte, et se marque par l’existence d’un lien hiérarchique entre les inspecteurs de l’Education nationale (IEN) et les enseignants qui est beaucoup plus marqué que dans le secondaire. Les traditions héritées, pas forcément des « hussards noirs », qui étaient les anciens professeurs d’écoles normales et pas les instituteurs comme on le croit souvent, font une culture encore très pesante, avec un poids des inspecteurs qui se ressent d’ailleurs dans la formation. Par comparaison, la culture du secondaire est plus lâche, elle est moins hiérarchique, relativement plus souple. Ces deux cultures, du secondaire et du primaire, n’ont pas réussi véritablement à se fondre. Il faut dire que le lien entre le primaire et le secondaire était fondé sur l’idée que si, certes, enseigner est un métier qui s’apprend, ce métier est le même de la maternelle à l’université. C’est un discours un peu destiné à horrifier les tenants des savoirs et des disciplines, qui tient qu’entre le fait d’être professeur à l’université et professeur en maternelle, il y a finalement beaucoup plus de points communs que de différences. Ainsi confrontés à un discours qui pouvait paraître frontalement dirigé contre les disciplines, la greffe n’a pas pris en raison de ces cultures différentes, qui tiennent à la fois aux institutions auxquelles elles devaient former (les établissements d’enseignement primaire et secondaire), mais aussi à la culture des enseignants des ces Ecoles normales désormais élargies aux enseignants du second degré.

De notre point de vue de professeurs d’IUFM, le fait d’être situé entre l’université et l’école primaire, nous permettait de naviguer entre l’année de préparation au concours, c’est à dire dans le cadre de l’année d’université pour les professeurs du secondaire, et de l’année d’IUFM pour les professeurs du primaire, année de préparation au concours, et de les préparer à ses épreuves spécifiques. Si l’on prend le cas de la préparation des professeurs du secondaire et surtout des professeurs d’histoire-géographie, c’est la préparation non pas aux épreuves dites disciplinaires (c’est pourtant le cas fréquemment en géographie), mais à une épreuve orale un peu particulière, elle-même née dans les nouveaux Capes dans les années quatre-vingt, et qui était au début une épreuve professionnelle. Parmi les trois épreuves orales, il y avait une épreuve dite professionnelle où l’on disait aux candidats admissibles au Capes, « voilà, vous avez à enseigner la Monarchie absolue en classe de quatrième, comment faites-vous ? » Assez rapidement, du côté de l’histoire-géographie, cette aberration qui consistait à demander à des gens qui n’avaient jamais enseigné, comment ils allaient enseigner, et vu les risques de dérives, puisqu’il fallait apprendre par cœur des cours tout faits, a évolué vers une épreuve à mon avis très intelligente qui s’appelle l’épreuve sur dossier. Elle essayait de prendre pour cible non pas directement les questions d’enseignement, puisque, par définition, les futurs Capésiens n’avaient pas encore vu d’élèves, mais d’essayer d’avoir une interrogation sur les conditions de la construction du savoir historique. Et ce, en intégrant une dimension épistémologique : comment on construit un objet historique, comment on construit une durée, comment on construit le récit historique ; une dimension aussi historiographique, de façon à se repérer dans la masse de la production historique autant que géographique. Etaient donc privilégiées ces dimensions liées à la construction du savoir et aussi à une connaissance des programmes ou plutôt des finalités du programme. On demandait finalement aux candidats de nous dire à quoi servait l’enseignement de l’histoire et de la géographie, etc., mais non pas directement comment l’enseigner.

Ensuite, le deuxième travail qui était un peu spécifique consistait à prendre à bras le corps les enseignants et les stagiaires et les accompagner au fond dans ce métier un peu difficile avec un va-et-vient entre des établissements différents. Quand on faisait son stage en responsabilité en collège, on faisait l’autre stage en lycée et vice versa. Il s’agissait également de leur procurer une connaissance la plus étendue possible du système scolaire et du métier spécifique d’enseignant. On en retient cette idée que l’expérience des IUFM, au moins dans cette matière, a été d’intervenir en amont de la préparation des concours, pour beaucoup d’entre nous, d’être membres des jurys des concours et puis ensuite d’avoir le produit fini, c’est à dire de préparer le futur des enseignants. Il était en effet difficile pour des candidats qui étaient tout à la joie d’avoir eu le concours vers la mi-juillet de savoir que le futur était le 1er septembre et donc que les vacances bien méritées allaient s’achever assez rapidement.

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Isabelle Heullant-Donat, pr. université de Reims

De manière liminaire, j’observe qu’il se trouve que, malencontreusement, ici à ce bureau, il n’y a, à mon avis, que des gens à peu près d’accord entre eux sur ce qui est en train de se faire et sur les mécanismes à l’œuvre. De sorte que l’on parle entre nous et que l’on ne peut que se conforter, même s’il y a des nuances ici et là. Or, le problème, c’est qu’il y a manifestement des gens qui ont le pouvoir, qui ne pensent pas comme nous et qui ont d’autres préoccupations. Donc, le débat risque de tourner un peu court.


Trois observations préliminaires

Pour me positionner par rapport à Thierry Aprile, le point de vue que j’endosserai sera le point de vue disciplinaire du professeur d’université qui enseigne un domaine pointu, l’histoire du Moyen-âge en ce qui me concerne, à des étudiants de tous niveaux et pas seulement à ceux qui se destinent aux métiers de l’enseignement d’une manière générale. Peut-être convient-il tout d’abord de rappeler brièvement quelques évidences. La première d’entre elles est que ce système de concours que nous avons en France est tout de même extrêmement particulier et peut-être que c’est une manière de rebondir sur le propos de Thierry, à savoir que la tendance qui consiste à aligner ou à harmoniser d’une certaine manière un certain nombre d’exigences dans les systèmes d’enseignement actuels doit être mise en miroir avec cette spécificité française qui d’ailleurs ne concerne pas seulement les recrutements et la formation des enseignants. Elle vaut aussi, p.e., l’organisation et le déroulement des études de médecine. De ce point de vue là, il y a une spécificité française, que l’on peut juger positive ou négative, mais qui a une histoire tout à fait particulière et un lien un petit peu douloureux, maintenant, entre l’école et la nation, qui est je crois tout à fait particulier. Il me semble qu’au-delà de la question européenne, qui est effectivement essentielle, et Thierry le rappelait, des textes ont été votés il y a fort longtemps, bien avant que ne se mettent en œuvre les réformes actuelles. Et du reste, ces réformes, il faut quand même le savoir aussi et peut-être le rappeler, d’une certaine manière, sont dans les tiroirs depuis au moins quinze ans, peut-être même un peu plus. Lorsque j’ai commencé à enseigner comme maître de conférences, il y avait déjà un furet qui s’appelait : réforme des concours. Ce document posait la question de l’adéquation entre les formations dispensées dans les universités et l’enseignement dans le premier ou le second degré. Ce n’est donc pas une question nouvelle. Ce qui est nouveau, ce n’est pas non plus le fait de vouloir faire une réforme, c’est plutôt la manière dont elle a été mise en œuvre. Sachant par ailleurs, et pour me faire un peu l’avocat du diable, que le ministère de l’Education nationale, comme d’ailleurs le ministère de l’enseignement supérieur, est plein de rapports, des milliers de pages, qui ont été rédigés, par des gens par ailleurs souvent très bien, sur l’état du système, sur ce qu’il conviendrait de faire, sur ce qui ne marche pas. Donc, ça, c’est une première observation.

Une deuxième observation, que je ferai du point de vue de l’enseignant-chercheur que je suis, mais aussi de parent d’élève, est qu’il y a en France une tendance, confortée par un grand nombre d’études sur le sujet, à nous expliquer que finalement notre système est coûteux, notamment l’enseignement secondaire – et de fait il est assez coûteux -, et que par ailleurs, et là c’est le prof de fac qui parle, ce qui sort au bout du compte, est loin d’être satisfaisant. Et moi qui enseigne dans une université de province, mais c’est vrai aussi à Paris, je dois dire que ces discours qui stigmatisent le travail fait dans le secondaire par rapport aux enfants et la manière dont ils sortent une fois qu’ils sont titulaires du baccalauréat quand nous les récupérons, dépeignent une réalité parfois quelque peu vertigineuse.

Il y a une troisième observation que je ferai aussi, plus en tant que parent d’élève cette fois, c’est le sentiment qu’ont souvent les parents d’élèves et d’une certaine manière aussi parfois les collègues, d’une distorsion entre un système qui finalement serait fait pour les initiés, et particulièrement pour les enfants de professeurs, toutes catégories confondues, ce qui ne contribue pas peu à détériorer leur réputation, et ce qui pourrait convenir au reste des enfants dont les parents ne seraient pas professeurs. Ce qui pose le lien entre ce qu’on apprend, ce qu’il faut pour faire un citoyen, si tant est que cela soit la mission de l’école – moi, je crois que oui, mais d’autres ne pensent pas comme ça -, et le lien entre le savoir, l’école, l’université, le monde. Comme si l’école ou l’université étaient des sortes d’excroissances, des bulles en-dehors du monde. Sauf que, évidemment, cette vision est un peu absurde. C’était une première série de remarques.

Les questions soulevées par la mastérisation

Un aperçu de la situation passée relative à la préparation des concours de l’enseignement secondaire

Venons-en maintenant à la deuxième série de remarques. Au-delà de la spécificité française, que Thierry a rappelé en aval et que je vais rappeler en amont, quelle est la situation qui prévalait jusqu’à une époque récente ? C’est qu’il y a un niveau d’étude à atteindre sanctionné par un diplôme, d’une part, et il y a d’autre part des concours que l’on prépare, sur un an, sur deux, sur trois ans pour certains. Cette situation, que j’ai moi-même vécue avec mes étudiants depuis très longtemps, est une situation là encore paradoxale. Parce que, en théorie, pour passer un Capes vous devez être titulaire d’une licence. Une fois que vous avez votre licence, vous pouvez préparer le Capes et vous y consacrez un an, voire deux voire trois. Et puis là, la sanction, dans le meilleur des cas, c’est l’obtention du concours. Si vous n’obtenez pas le concours, cette année que vous avez passé à le préparer, ou ces deux années, ou ces trois années, elles sont, en termes de curriculum vitae, perdues. C’est à dire qu’il n’y a aucune valorisation de ce travail que vous avez fait. Pour l’agrégation, c’est du même tonneau. C’est à dire qu’en théorie il fallait avoir jadis obtenu une maîtrise, maintenant un M1, pour pouvoir s’inscrire pour passer le concours. Et c’est exactement la même chose, c’est à dire que le temps que l’on passe à préparer n’est pas pris en compte d’une quelconque manière. C’est un vrai problème, mais auquel, en même temps, je ne vois pas de solution. D’un côté, il y a une formation avec des diplômes et, de l’autre, il y a des concours de recrutement. Mais, de fait, il se trouve que, dans la pratique, les étudiants qui passent ces concours, recrutés à Bac+3 pour le Capes et à Bac+4 pour l’agrégation, se trouvent dans les faits et depuis fort longtemps déjà avoir Bac+4, Bac+5, Bac+6, Bac+7 ! Voire plus. La solution qu’on nous propose, dite de mastérisation, est une solution qui serait censée pouvoir concilier les deux. Or il me semble que c’est inconciliable. Et je vais essayer de vous le démontrer.

Ce qui est inconciliable, en effet, et ce sera ma troisième observation, c’est que finalement ce qu’on nous proposait l’année dernière était d’une certaine manière peut-être un peu moins pire que ce qu’on nous propose cette année. Dans la mesure où l’année dernière, et je me fais un peu l’avocat du diable, on nous proposait de monter des masters éducation-formation stricto sensu, c’est à dire des parcours universitaires qui, à partir de la licence et pour deux années, articuleraient une formation dans un but très précis qui aurait été éventuellement d’obtenir un concours ou pas. Et donc, l’idée, c’était que l’université forme des étudiants et valide une formation : vous avez, au bout du compte un master formation-éducation qui vous permet d’être recruté comme enseignant. Et puis il y en a un certain nombre là-dedans qui passent les concours et qui les obtiennent, et c’est tant mieux pour eux parce que ça vaut titularisation. Ça voulait dire donc qu’une partie des enseignants aurait été recrutée, comme ça se fait du reste déjà beaucoup, sans avoir de concours. Mais il y a déjà toutes sortes de collègues qui n’ont pas les concours. Pour ne rien dire dans les rectorats de ceux que l’on recrute – c’est le cas de mes étudiants – au niveau de la licence, mais en cours de licence, pour aller faire des cours à droite et à gauche. Ce qui est quand même un peu paradoxal.

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Laurence De Cock, enseignante au lycée Joliot-Curie de Nanterre et à l’INRP

Entre savoirs scientifiques et savoirs scolaires, une articulation politique

Je ne vais que compléter ce qui vient d’être dit du point de vue de la praticienne, de l’enseignante dans le secondaire, et aller dans le sens de ma collègue. Vous savez, les enseignants commencent souvent par des anecdotes. Je voudrais vous expliquer pourquoi je suis arrivée en retard. Je sors d’un autre séminaire dans lequel nous avons vraiment clashé sur la question de l’école. Parce que, précisément, cela devient profondément agaçant d’entendre des gens parler de l’école sans rien y connaître. Je crois que jamais cela ne vous viendrait à l’idée d’entrer dans une boulangerie pour recommander une recette de baguette de pain à votre boulanger. Eh bien, pourtant, je peux vous dire que lorsqu’on a la double casquette à la fois de chercheur et de professeur et qu’on entend tout ce qui peut être dit sur l’école, sur ce qui s’y fait, sur ce qui ne s’y fait pas, sur ce qu’on enseigne, sur ce qu’on n’enseigne pas, sans rien savoir, en confondant ce qui est programme scolaire, ce qui est manuel scolaire, pratiques de classe, etc., cela finit par être lassant. Tout le monde a son idée sur l’école et l’impression que, parce qu’il est passé par l’école, il peut parler de l’école. C’est absolument insupportable, et c’est une question fondamentalement politique. Pourquoi cela ? Parce que tout à l’heure Thierry Aprile parlait d’autocritique et je crois qu’en effet, l’une des raisons pour lesquelles le corps enseignant est aujourd’hui à ce point attaqué, à la fois institutionnellement par le ministère, mais aussi par la disqualification sociale qui l’entoure, c’est le fait que nous n’avons pas su mettre des mots sur ce qui fait justement notre spécificité et sur ce qui fonde nos compétences professionnelles. Y remédier est un combat politique assez urgent ; pour défendre le fait que nous ne sommes pas interchangeables, que nous détenons une compétence professionnelle sur laquelle je vais revenir ; que cette compétence nous a été donnée par une formation qui, certes, peut être critiquée, et sur laquelle il faut incontestablement revenir, mais qui fait que nous ne pouvons pas être remplacés par n’importe qui et que tout le monde ne peut pas avoir son mot à dire – je veux dire, du point de vue des compétences -, sur ce qui se fait dans une classe.

Même lorsqu’on parle d’efficacité, il faut relativiser. Il n’y a pour le moment que très peu de travaux d’évaluation de l’ « efficacité » d’une pratique de classe. Et pour cause ! Nous sommes dans une de ces rares professions pour laquelle l’efficacité, non seulement n’est pas quantifiable, mais est en plus différée. Nous faisons partie d’un corps de métier qui ne verra jamais l’efficacité réelle de ce qu’on fait. C’est un aspect fondamental à rappeler. Je suis aussi formatrice et je pense que je ne serai pas forcément contredite par Thierry sur ce point, quelqu’un qui dit : « ce cours-là, il a vraiment bien réussi », ça ne signifie pas grand chose mis à part qu’un professeur (et ses élèves) s’est (se sont) fait plaisir. Ce qui est très bien d’ailleurs, parce que le plaisir fait partie aussi de la profession. Mais du point de vue de l’ « efficacité », avec quels outils peut-on l’évaluer ? Que valide au juste une interrogation écrite qui a lieu une semaine après un cours ? Le déclic chez un enfant, l’intelligibilité d’un événement, d’un moment historique ou même d’un raisonnement ? L’intelligibilité n’est pas immédiate, on ne sait pas quand elle aura lieu. Et ça, c’est le caractère extrêmement frustrant du métier et c’est ce qui fait que c’est absolument impossible de dire que c’est un bon ou un mauvais cours. Le cours aura été efficace pour quelqu’un à un moment donné, le déclic se fera pour un des élèves, ou deux…jamais pour trente simultanément, ça n’existe pas. C’est sans doute la dimension la plus frustrante du métier.

Donc, voilà, je fais un plaidoyer pour l’école, parce que je suis assez irritée de toutes ces certitudes infondées et que je voudrais essayer de contribuer avec mes collègues à vous expliquer pourquoi ce qui se joue dans cette réforme est fondamentalement politique.

Permettez-moi de citer une autre anecdote tirée cette fois d’un cours d’éducation civique. La « non matière » par excellence. Elle est enseignée par des professeurs qui ont une formation en histoire ou en géographie. Or, l’éducation civique, par définition, n’est pas une discipline proprement dit puisqu’on y trouve du droit, des sciences économiques, de la sociologie, de la religion un petit peu, camouflée derrière des grandes valeurs de morale civique, etc. C’est une discipline que l’on enseigne sans savoir trop ce qu’on enseigne. C’est donc très souvent une catastrophe et je vous donne un exemple. Une stagiaire me dit : « Il y a un truc que je ne comprends pas, Laurence, j’ai fait un super cours – LDC : là déjà ça commence mal – sur les discriminations en cinquième – LDC : Parce qu’il y a un thème super en éducation civique, qui traite des discriminations. Il faut montrer en quoi ce n’est pas bien. Donc, « j’ai fait un super cours sur les discriminations, c’était sur le racisme. C’est une classe où il y a des Arabes, c’est une classe où il y a des Noirs, c’est une classe où il y a des arabo-musulmans, où il y a des Nord-africains ». LDC : Je ne sais pas s’il y a des élèves, mais en tout cas, il y a tous ceux que l’on ne sait pas nommer, qui sont français depuis trois ou quatre générations mais enfin auxquels on continue à allouer une couleur, une appartenance religieuse, une appartenance culturelle, etc. Et donc, poursuit ma stagiaire « le cours sur le racisme, il était super Laurence. Ils ont tous participé, ils ont tous levé la main. Pour la première fois, j‘ai eu des élèves qui levaient la main, qui attendaient que je leur donne la parole. Ils se sont écoutés, répondus entre eux etc. ». LDC : Ça, c’est l’effet thérapeutique de l’éducation civique. « Par contre, quand je suis sortie, immédiatement il y en a eu un qui a dit à sa copine : « Grosse négresse » »…

Mince alors, il n’y a donc pas d’efficacité immédiate du discours prescrit ?! Qu’est-ce qu’on aimerait y croire ! Et vous voyez, tout ça, ce sont des expériences concrètes et significatives qui prouvent qu’à partir de grands bavardages sur : « voilà ce qu’il faut enseigner et voilà comment il faut fabriquer de l’adhésion », on ne produit pas toujours l’effet escompté chez des élèves. Et tant que l’on ne se sera pas interrogé sur la nature des savoirs que l’on doit enseigner, et que l’on ne saura pas les articuler avec des pratiques de classe – je dis un gros mot : cela s’appelle de la pédagogie – on ne pourra pas penser l’école, et on ne pourra pas la penser telle qu’elle devrait être (ou redevenir), c’est-à-dire un lieu d’apprentissage du politique.

Je vais essayer d’étayer ça de façon peut-être un petit peu théorique en quittant le domaine des anecdotes et en opérant en deux temps. D’abord en m’interrogeant avec vous sur ce qu’est un savoir scolaire au regard des savoirs universitaires ou disciplinaires. Thierry disait tout à l’heure, à juste titre, que les sciences de l’éducation sont là aussi, même si elles en sont en partie responsables, galvaudées, montrées du doigt, disqualifiées. Mais je crois qu’il faut revenir à un certain nombre de réflexions à cet endroit là, sur la spécificité des savoirs scolaires. Et puis dans un deuxième temps, je vais tenter d’interroger la nécessité, pour un enseignant du secondaire, de maîtriser les savoirs scientifiques, même si, pour vous donner un chiffre, lorsqu’un certifié obtient le Capes, et c’est aussi valable pour un agrégé, il maîtrise, et cela a été quantifié, à peu près 5% de ce qu’il va enseigner. Donc je voudrais revenir là-dessus et vous montrer pourquoi l’enjeu est fondamentalement politique parce que ce qui se joue, ce sont les capacités de résistance et d’autonomie des enseignants.

Qu’est-ce qu’un savoir scolaire ?

Mais, avant d’aborder ce thème, venons-en d’abord à l’examen de ce qu’est un savoir scolaire. Si je devais utiliser une métaphore ou une image, je dirais qu’un savoir scolaire, c’est un matériau instable. Nous travaillons sur du matériau instable. Pourquoi ? Dans le cas de l’Histoire, parce que c’est ce que je connais le mieux, c’est un savoir qui est pris dans un processus de montage. Un programme scolaire est un montage. C’est une mise en causalité d’événements, qui est souvent artificielle, qui est décrétée par une commission d’experts. Pourquoi ? Parce que c’est un projet mémoriel. C’est à un moment donné l’image que l’Etat souhaite donner du passé à un instant t. On peut appeler ça un projet mémoriel. Ça ne le disqualifie pas, il faut juste savoir de quoi on parle. De ce point de vue là, cela veut dire qu’un programme scolaire est un lieu de l’instrumentalisation des savoirs scientifiques. Et ça je crois que ce n’est pas seulement valable que pour l’Histoire, même si c’est très clair dans ce domaine. Dans une association à laquelle j’appartiens (CVUH : Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire), on dirait que c’est un lieu d’usage public de l’Histoire, tant que l’école reste publique. Le savoir scientifique est donc instrumentalisé au sein d’un montage pour donner ce qu’on appelle en sciences de l’éducation un curriculum. Par ailleurs, dans cet agencement, dans cette chaîne de causalités, pourrait-on dire pour être rapide et schématique, le savoir est chargé d’une finalité, que vous rappeliez tout à l’heure, qui est la finalité civique. La question n’est pas de s’insurger contre cela. Je suis bien d’accord avec vous, je pense que l’école a une mission civique à assumer. Cet enseignement est chargé d’une finalité civique, pas que civique d’ailleurs ; il est chargé d’une finalité identitaire, pour le cas de l’Histoire-géographie, de fabriquer un sentiment d’appartenance à plusieurs échelles : nationale, régionale, européenne – là on est en pleine fabrication d’un sentiment d’appartenance européenne avec les nouveaux programmes de seconde – ou mondiale. Puis ce savoir est chargé aussi, dans le cas de l’Histoire, d’une finalité thérapeutique. On considère par exemple que certaines questions scolaires sont là pour cautériser un petit peu les maux de la société. Il faut enseigner le fait religieux, parce qu’il faut refabriquer du liant, il faut enseigner l’histoire coloniale parce qu’il faut que certains élèves de la classe connaissent leur histoire, etc. Donc il y a un aspect thérapeutique du savoir. Par ailleurs, et vous le rappeliez, le savoir scolaire est présenté aux élèves comme une vérité. C’est à dire qu’il n’est pas l’aboutissement d’un travail d’élaboration. Il est. En tout cas, c’est tel quel qu’il est présenté aux élèves. Ce savoir scolaire, matériau instable, et c’est très important de le signaler, est en outre manipulé par des enseignants. Or on ne fabrique pas tous le même savoir scolaire. Le savoir scolaire n’est donc pas celui qui figure dans les manuels. Nous avons tous des méthodes différentes et des objectifs différents malgré la contrainte du cadre. Par ailleurs, le savoir scolaire inclut dans son processus de formation les savoirs sociaux. Je disais, de façon un petit peu provocante, à quelqu’un qui m’affirmait avec beaucoup de nuances dans le séminaire précédent que tous les élèves étaient analphabètes, que nos élèves sont des hyper-savants. Cela ne veut pas dire que l’on cautionne forcément ce qu’ils savent, mais ils sont hyper-savants. Pourquoi ? Parce que nous vivons dans une société au sein de laquelle les canaux de diffusion des savoirs sont multiples. Et donc, que ce soit Julien Lepers, internet ou la télévision ou la famille ou d’autres lieux, les savoirs qu’on appelle les savoirs sociaux circulent, et nos élèves arrivent avec des savoirs sur une question. Nous sommes dans une telle société de mise en équivalence des savoirs en circulation et ce que le gouvernement appelle des incivilités, ce sont souvent des élèves qui vous disent : « Au nom de quoi, parlez-vous ? Au nom de quelle légitimité pouvez-vous prétendre que votre savoir est meilleur que le mien ? Ou est plus vrai que celui de mon père ? » Cela doit nous pousser à réfléchir. Parce qu’effectivement, il faut réussir à circonscrire et à redéfinir ce qui fait la spécificité/légitimité d’un savoir scolaire par rapport au savoir de certains élèves qui ne sont pas forcément à disqualifier. Cela me semble fondamental.

Par ailleurs, un savoir scolaire n’est pas un savoir seulement centré sur des connaissances mais de plus en plus sur des compétences, et c’est une autre dimension problématique. Je suis très étonnée que ce petit livre qu’Isabelle Heullant-Donat a évoqué ne s’appelle que « socle commun des connaissances », parce que le nom entier de « cet objet non identifié », c’est le « socle commun des connaissances et des compétences ». De plus en plus, nous sommes sommés par le gouvernement de travailler en termes de compétences et non pas en termes de connaissances. Cela va jouer évidemment sur la définition des contours des savoir scolaires qui se transforment progressivement en une sorte de magma de compétences.

Pour résumer, le savoir scolaire doit pouvoir répondre à des normes, à des contraintes, pour pouvoir s’insérer dans ce que l’école véhicule comme logique scolaire. Et de ce point de vue là, c’est très intéressant, parce que tous les savoirs scientifiques ne peuvent pas pénétrer l’école. Souvent on dit « ah la la, les programmes scolaires sont hostiles au renouveau de la recherche, ils sont hostiles à tout ce qui vient d’être trouvé. En histoire, on ne veut pas intégrer dans les programmes les Subaltern Studies etc. Certains savoirs disciplinaires, dans l’état actuel de l’école, ne sont pas transformables en savoirs scolaires. Je pourrais étayer sur le cas des Subaltern Studies parce que je le connais bien, c’est à dire sur la question de savoir comment donner une voix aux sans-voix dans l’Histoire, qu’est-ce qui fait que les sans-voix n’ont pas voix dans l’Histoire scolaire. Ils ne peuvent pas intégrer la trame narrative de l’Histoire scolaire. Ils n’entrent pas dans le montage. Ils ne répondent pas aux normes.

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Laurence Giavarini, MCF à l’université de Bourgogne

La formation à la recherche dans l’enseignement à l’université

Je voudrais souligner pour commencer le fait que la question de la « recherche » occupe une place à la fois centrale et très faible dans le discours qui accompagne les réformes de V. Pécresse, et qu’elle aurait besoin d’être précisée. Le simple fait que jamais, dans aucun rapport, ne soit donnée une définition, ou une tentative de définition de la recherche, ou ne serait-ce qu’une description des formes actuelles de la recherche, de la pluralité de la recherche qui se fait – cela est significatif de l’indifférence totale des auteurs de rapports et d’autres cadres de la pseudo-expertise actuelle à l’égard de la « recherche » précisément.

Mais je dois dire que du côté de l’opposition aux réformes, on n’est pas suffisamment avancé. Le refus de la modulation du statut s’est fait, l’année dernière, au nom de l’articulation nécessaire entre enseignement et recherche notamment, et donc du point de vue de la formation des enseignants à l’université. Mais il faudrait sans doute prendre en charge les problèmes posés par la formation à la recherche des étudiants. Certes, l’opposition à la masterisation se fait en particulier, du point de vue des UFR, au nom de la recherche à l’université : la création de masters enseignements, qui est la traduction de « masterisation de la formation des enseignants » implique une validation réciproque du master par le concours, du concours par le master ; et donc nécessairement d’intégrer les formations aux parcours de masters. On a beaucoup dit que c’était là détruire les formations à la recherche à l’université, puisque si l’on crée des masters enseignements, on va vider de leur public actuel les masters recherche (ceux-ci étant constitués pour beaucoup d’étudiants qui se destinent à l’enseignement : Capes et agrégation notamment ; c’est sans doute moins vrai pour les PE[1]). C’est une façon d’observer que, dans les sciences humaines notamment, on pense la transmission de la « recherche » aux étudiants de manière quasi exclusive au niveau des masters, et de manière trop exclusive en direction des étudiants qui vont enseigner. Et pour être tout à fait honnête, j’ai souvent regretté, au cours de cette mobilisation, que la défense de la recherche à l’université ne passe que par le refus de la réforme de la formation des enseignants, n’emprunte que le discours du refus de la masterisation, à la fois parce qu’il y aurait beaucoup à dire sur les masters « recherche » (multipliés de manière inconséquente, et souvent niches d’enseignement des rangs A) et parce que cela visse nécessairement la question de la formation à la recherche aux concours. Or, d’une part, les études à l’université ne commencent pas au niveau du master, surtout pour les étudiants qui n’arrivent pas des classes préparatoires. En outre, ceux-là mêmes qui arrivent tard à l’université n’ont pas de formation spécifique à la recherche (du fait du mode de transmission des connaissances dans les CPGE). Enfin, si je défends les concours, cela n’est pas d’abord, ou pas seulement, en raison du rapport qu’ils entretiennent (qui existe au demeurant dans la préparation, mais qui est ténu et insuffisant) à la recherche : mais parce qu’ils impliquent l’obtention d’un poste et qu’ils me semblent un mode démocratique de « sélection » des futurs enseignants.

Et pour finir sur ce premier point : bien sûr, la masterisation touche au point fragile de l’articulation entre recherche et formation, là où cette fragilité est en quelque sorte la plus visible en SHS. Mais elle n’est qu’un aspect de la désarticulation entre enseignement et recherche, observable ailleurs, dans le plan Licence, dans le nouveau contrat doctoral, dans le statut même des enseignants-chercheurs à la mode LRU.

C’est évidemment la destruction de cette articulation qui est au cœur des réformes, et de ce point de vue, les quelques rappels, distillés ça et là, sur le fait qu’en plus de tout le reste, il faudrait former les étudiants, et en particulier les futurs enseignants à la recherche, doivent être entendus dans toute la plénitude de leur mauvaise foi.

La question disciplinaire

Cette question de l’articulation entre recherche et formation à l’enseignement, on la saisit de la manière la plus vive dans ce qui concerne la question disciplinaire. C’est là un point sensible bien sûr, à la fois parce que la spécialisation disciplinaire, qui n’aurait existé historiquement que parce que les universités formaient les futurs enseignants du secondaire, est rendue responsable, dans le rapport d’étape du CDHSS de l’échec de la diversification des missions de l’enseignement supérieur en SHS. Et parce que vous savez sans doute qu’autour de la masterisation a resurgi et s’est cristallisée une discussion sur le fait de savoir ce qui « forme » réellement les futurs enseignants – savoir disciplinaire ou formation pédagogique. Les deux mots que je vais dire sur le disciplinaire ne sont en rien une attaque contre la formation pédagogique, et je ne me situe pas ici dans ce débat dont il me semble qu’il est de toute façon à côté des enjeux réels de la masterisation : non pas former les enseignants, mais les rendre adaptables, corvéables à merci ; non pas la « formation », mais « l’employabilité » ; non pas la fabrication et la transmission de connaissances mais la traduction d’un apprentissage en « compétences » ; non pas le fait de savoir « comment on apprend » mais « qu’en faire ? ». Croire d’ailleurs que c’est quelque chose comme la « professionnalisation » qui serait vraiment en jeu dans la disparition des disciplines comme fondement de la transmission des savoirs, me paraît une erreur d’analyse, parce qu’une réflexion réelle sur cette question impliquerait une véritable prise en compte de ce que c’est qu’un savoir, un cadre de transmission, etc. Et qu’on en est très très éloigné.

Bien sûr, la critique que l’on peut apporter aux disciplines est qu’elles constituent un cadre de découpage et de production des connaissances en partie déterminé par les modalités de leur transmission, qu’elles sont travaillées par une tension entre les déplacements qu’induit automatiquement la production de connaissances (que celle-ci nécessite même pour peu qu’il y ait véritablement production), et la stabilisation des savoirs institués (leur transmission, leur reproduction). Cette tension apparaît aussi, de manière sous-jacente, dans la façon dont le problème de la masterisation suscite des attaques contre le disciplinaire – même si ces attaques sont surtout liées à la défense de la pédagogie et de la didactique. Mais il me semble qu’avec les réformes, à travers l’attaque contre le disciplinaire qui relie le savoir à la position du discipulus (l’élève), c’est la pensée même des « études », de l’« étudiant » comme apprenant qui est mise en question, tandis qu’apparaît plus nettement le fait que l’on n’envisage les bataillons de jeunes que comme de futurs employés, et l’université comme le sas que l’on a trouvé pour éviter de mettre directement au chômage les bacheliers.

Il me sera difficile de parler des masters, puisque, à Dijon, les masters de lettres sont réservés aux profs, et que travaillant sur une période ancienne (plus difficile à aborder pour les étudiants), aucun afflux de candidats ne rend « nécessaire » à mes collègues de rang A de partager avec moi un cours de master. Je parlerai donc de mon expérience, en licence et en agrégation.

J’ai longtemps pensé que la véritable conscience disciplinaire des études de lettres intervenait l’année de l’agrégation ; c’est beaucoup moins vrai pour le Capes qui, en lettres, est organisé suivant des cadres génériques, et n’a pas de programme. Mais le concours de l’agrégation est organisé autour de programmes qui en font l’année la plus complète du point de vue des volumes horaires, du point de vue de l’apprentissage d’une historicité des textes. Le programme d’agrégation est en outre assez nettement un lieu de mise au point, d’intégration des acquis de la recherche en lettres : en quelques années, l’image du XVIIe siècle a été « modifiée » par l’intégration d’auteurs « marginaux » au regard de l’âge classique, successivement Charles Sorel, Cyrano de Bergerac, Théophile de Viau – le XVIIe siècle, ce n’est plus seulement Corneille, Racine, Molière (mais ça l’est aussi). Modifier le Panthéon, c’est une des fonctions du programme d’agrégation, qui renouvelle en cela les contenus et les approches de ce qui est « classicisé ». De même, l’on met à jour les bibliographies, et les publications circonstancielles sont le lieu d’émergence d’aspects nouveaux de la recherche sur les auteurs.

Pour les enseignants-chercheurs, le cours d’agrégation est important aussi parce qu’il rend visible auprès des étudiants la recherche en lettres. Mais l’agrégation n’en signifie pas moins la confrontation des étudiants au caractère normatif des classements. Et si la production d’ouvrages à destination de l’agrégation a une certaine utilité, elle reste d’ordre circonstanciel. Cette année de formation n’inclut pas une formation à la recherche en tant que telle ; au mieux, elle intègre certains aspects du mouvement de la recherche, au plan des « résultats », dans les objets. On ne peut donc se contenter de défendre les concours si on veut défendre la formation à la recherche à l’université.

Dans les années qui précèdent, la question est difficile. Les étudiants qui arrivent en L1 n’ont à peu près aucune connaissance de « leur » discipline, et un sentiment très approximatif, parce que calqué sur les « matières » du secondaire, de l’existence même des disciplines. Ils ne savent rien du fait que les savoirs sont objets de découpage, de classement, sans même parler du fait qu’il y a une histoire de ces découpages : dans le cas des lettres, qui sont elles-mêmes une discipline peu « disciplinaire », beaucoup plus libres du point de vue de la constitution des discours, qui n’existent que comme « français » dans le secondaire, et ne sont valorisées socialement du côté de la langue et de l’innéité (on est ou n’est pas « littéraire »), il y a souvent une difficulté spécifique à identifier une spécialité – ce qui se traduit très simplement par une difficulté à utiliser un lexique, à comprendre ce qu’est un texte. Il faut ajouter qu’en L1, bien peu ont fait le choix des lettres, tandis qu’on voit revenir en L2 et L3 des étudiants arrivant des CPGE et plus intéressés par le fait même d’être là où ils se trouvent.

Est-ce que cela signifie qu’il faut plonger les étudiants de première année dans un bain d’acide disciplinaire ? cela n’est pas sûr. Mais il me semble que la question doit être posée et réglée aussi par ceux qui ont une « conscience » disciplinaire ; si on la règle en réservant l’enseignement du niveau licence à des enseignants qui n’ont aucune conscience de la recherche, on accentuera l’écart entre premier cycle et les cycles suivants. Pour ma part, j’insiste sur ce point auprès des étudiants de L2 : ils ont à se saisir de leur « discipline », à connaître ses outils et son histoire. Une manière pour moi sinon de les former à la recherche, du moins de leur montrer que les savoirs sont construits est d’organiser mes cours autour de questions (« Qu’est-ce que le libertinage (XVIIe-XVIIIe siècles ? », ou « Amours, passions et politique au XVIIe siècle », pour donner des exemples).

Pour finir ces quelques remarques, deux observations assez simples :

- la première est que le volume horaire actuel des cours en licence (entre 15 et 20h en moyenne) rend assez dérisoire l’hypothèse qu’il pourrait y avoir une formation à la recherche, par la recherche, en même tant qu’une acquisition de connaissances disciplinaires de « base ». Tant que l’on ne prendra pas en charge cette question, et ce n’est assurément pas le plan licence (qui insiste plutôt sur un saupoudrage de culture générale et une mise à niveau de l’écrit) qui va régler ce problème, tant que l’on ne réfléchira pas au cadre réel (économique et social) qui est celui de la majorité des étudiants en SHS, on en restera au niveau des prières.

- ma seconde remarque est que les étudiants de licence ont très peu accès à ce qui est une part de l’activité de leurs enseignants – la recherche. Loin de les renvoyer à leur « niveau », il y a une façon simple de leur montrer l’activité de la recherche, qui est de leur donner une place dans les colloques auxquels les enseignants-chercheurs sont si attachés – par exemple en leur demandant le compte-rendu d’une communication de leur choix. Ce peut être fait très tôt dans un cursus de licence, cela ne nécessite pas que l’ensemble des communications soit accessible. Et ce serait déjà faire bouger quelque chose dans la façon même dont les enseignants-chercheurs conçoivent les places respectives de l’enseignement et de la recherche à l’université.


[1Valérie Pécresse et Luc Chatel, « Améliorer la formation des enseignants », Le Monde, 18 novembre 2009. Un commentaire critique de Jean-Louis Fournel, a été publié le 25 novembre, sous le titre : « La réforme de la formation des enseignants, conte de fées de M. Chatel et Mme Pécresse », accessible à l’adresse suivante, ainsi qu’un dossier nourri sur le sujet : http://64.snuipp.fr/spip.php?article1221