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Recherche : les labos incités à des recrutements discriminatoires - Louise Fessard, Mediapart, 21 mai 2011

dimanche 22 mai 2011, par Elie

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Pour se financer, les unités de recherche françaises doivent impérativement obtenir une bonne notation de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Or, l’Aeres a décidé de prendre en compte l’apport d’étudiants venus de pays « développés » et à même de s’autofinancer dans sa notation. Des chercheurs dénoncent une discrimination et pointent le non-sens de ce choix.

Les unités de recherche françaises sont régulièrement évaluées par des comités d’experts de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres), une instance centrale du paysage universitaire français depuis sa création en 2007. La notation va de A+, ce qui correspond à « une unité de très haut niveau » dont la « visibilité internationale est incontestable » et l’impact « majeur », à C, pour les unités « dont la qualité devrait être améliorée de manière importante pour accéder au niveau d’excellence attendu ».

Cette note a un fort impact sur les crédits qu’obtiendront les laboratoires, donc sur le financement de la recherche française, de plus en plus dépendante de contrats de projets. En parcourant les critères de notation joints à l’évaluation de son laboratoire en date du 5 mai 2011, un enseignant-chercheur en physique est tombé des nues.

Selon cette grille d’interprétation, pour obtenir la note maximale (A+) en matière d’« attractivité/impact socioculturel » (un des quatre critères de notation), une unité doit accueillir « de manière très significative des docs et postdocs (doctorants et postdoctorants, ndlr), avec leur financement, en provenance de l’Europe de l’Ouest, d’Asie, d’Amérique du Nord (des pays des développés) ».

« C’est scandaleux que l’on soit noté en fonction de l’origine des étudiants accueillis, réagit ce chercheur dont le laboratoire travaille régulièrement avec des étudiants bulgares et roumains. Ainsi, si vous accueillez des doctorants arabes pour faire de la recherche, vous n’aurez pas A+ ? En plus d’être discriminatoire, cette démarche est une erreur stratégique grave. Les pays développés manquent en effet globalement de jeunes intéressés par les sciences, et accueillir des jeunes chercheurs des pays discriminés, parfois brillants, est un plus pour la recherche française, même si ces jeunes retournent ensuite dans leur pays. » Sans compter, note-t-il, ironique, la mention, quelque peu datée, de l’Europe de l’Ouest, que « la commission européenne appréciera ! ».

Branle-bas de combat au cabinet de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Valérie Pécresse qui, contacté par Mediapart mercredi, a aussitôt alerté le nouveau directeur général de l’Aeres, Didier Houssin (tout juste nommé le 13 mai). « La rédaction est maladroite, je pense qu’ils vont faire faire rectifier la note », reconnaît Jean-Marc Zakhia, conseiller presse de la ministre. Il dément toute volonté de discrimination : « Nous avons toujours dit que nous cherchions les meilleurs chercheurs et étudiants. »

Du côté de l’Aeres, une autorité administrative indépendante, Didier Houssin expliquait jeudi matin que le segment de phrase ciblant l’Europe de l’Ouest, l’Asie et l’Amérique du Nord est « un peu inutile ». « Nous allons pister pour voir si on le retrouve sur d’autres documents de l’agence », a-t-il ajouté Didier Houssin.

« Un fragment un peu inutile »

Mais sur le fond, le nouveau patron de l’Aeres maintient l’argument économique qui justifie la préférence pour des doctorants et postdoctorants issus de pays riches : « Une unité est jugée très attractive si elle attire des chercheurs venant de laboratoires ayant une grande notoriété, dit Didier Houssin. Et l’idéal est que les étudiants arrivent aussi avec un financement. » L’Aeres a-t-elle effectivement donné une meilleure note aux laboratoires accueillant plus d’étudiants venus de « pays développés » ?

« Quand un très bon laboratoire des Etats-Unis veut nous envoyer un postdoctorant et est prêt à le financer deux ans, c’est quand même un signe qu’ils tiennent vraiment à travailler avec nous, répond Didier Houssin. On ne peut pas nier que ce soit un élément d’attractivité. Ça a dû être considéré (lors de l’évaluation, ndlr) car cela permet de distinguer les laboratoires qui ont une forte visibilité internationale des autres. »

« L’Aeres inscrit simplement noir sur blanc la tendance générale qui consiste à faire des étudiants une source de financement des laboratoires, tout en condamnant des branches entières de la recherche sur des critères financiers », estime Etienne Boisserie, président du collectif Sauvons l’Université et chercheur au Centre d’étude de l’Europe médiane (Inalco).

Et de citer l’exemple de ses recherches sur l’Europe centrale ou des laboratoires s’intéressant aux pays africains, qui « ne pourront jamais être A+ selon leurs critères ». Ce spécialiste de la Slovaquie estime que ce critère, même s’il est effacé des documents, « va évidemment être appliqué ».

« Cette note dit ouvertement que la mission de formation des étudiants les plus pauvres, on s’en fout, s’indigne également Emmanuel Saint-James, président de Sauvons La Recherche. Non seulement c’est choquant d’un point de vue moral mais c’est complètement stupide sur le plan scientifique vu les recompositions en cours. » Selon une récente étude de la Royal Society basée sur le nombre d’articles publiés dans les revues scientifiques internationales (un critère certes contestable), la plupart des pays occidentaux figurant dans le palmarès des dix premiers voient leur part des publications baisser, au profit de pays émergents comme la Chine, le Brésil, l’Inde, et plus loin derrière, l’Iran, la Tunisie et la Turquie. « Considérer ces pays comme de seconde zone est perdre une carte à jouer », estime Emmanuel Saint-James, par ailleurs maitre de conférences en informatique.

Directeur de recherche au CNRS, Bernard Jusserand raconte ainsi la dynamique qui s’est créée après que l’Institut des nanosciences de Paris, où il travaille, a accueilli en 1995 un Argentin (qui ne fait donc pas partie de ceux privilégiés par l’Aeres) en postdoctorat. De retour en Argentine, le jeune homme a fondé son propre laboratoire de physique et a codirigé plusieurs thèses d’étudiants argentins « très brillants » avec l’institut de nanosciences.

Un laboratoire international regroupe aujourd’hui les deux équipes lors d’ateliers communs. « Sur le long terme, cette collaboration nous a apporté pas mal de renouvellement et de sang neuf, c’est même l’un des résultats phare de mon équipe », estime Bernard Jusserand.

Classement à outrance

La notation de l’Aeres a de fortes incidences sur l’obtention de contrats et de financements. « Avoir une bonne note de l’agence conditionne les Idex (initiatives d’excellence), Labex (laboratoire d’excellence) et toute cette stratégie d’excellence, donc la reconnaissance du laboratoire, et au final la capacité à obtenir des financements de l’agence nationale de la recherche (ANR, une structure de financement sur projets), du grand emprunt ou d’autres programmes », explique Hélène Conjeaud, biophysicienne à Paris 7 et porte-parole de Sauvons l’Université.

Une reconnaissance d’autant plus importante que « les financements récurrents de la recherche sont en large baisse ». Egalement directrice de recherche au CNRS, Hélène Conjeaud estime ainsi que le budget de son laboratoire dépend pour trois quarts de contrats (avec l’ANR, des industriels privés ou encore l’Union européenne).

« On est typiquement dans une stratégie d’excellence et de classement à tout prix, estime également Etienne Boisserie. Le problème est que le ministère de l’enseignement supérieur s’est rendu compte que beaucoup de laboratoires avaient des notes élevées (A et A+) et qu’ils ont besoin de filtrer pour arriver à un ratio d’environ un quart de laboratoires privilégiés, avec des financements spécifiques, coupés sur les autres unités. D’où l’introduction d’éléments discriminants supplémentaires pour distinguer les très bons des bons. Mais il n’est pas possible de mesurer l’impact international d’une unité de recherche sans faire du pifomètre... »