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Le bilan des dégâts produits par les « réformes » imposées - Tribune dans l’Humanité, 24 Février 2012

dimanche 26 février 2012, par Mariannick

par Sylvie Aprile, professeur à l’université Lille-III , Isabelle Backouche, maître de conférences à l’Ehess, Christian Topalov, directeur d’études à l’Ehess

On peut s’étonner qu’un journal comme le Monde ne prenne pas plus en compte les mouvements sociaux dans son analyse de l’action gouvernementale. Le président de la République et ses ministres martèlent depuis le début de 2012 que la réforme des universités est le secteur phare de leur politique de «  modernisation  » de la société française, que les crédits alloués n’ont jamais été aussi importants et que les résultats vont hisser la France dans les classements internationaux. Pour faire face à la crise et promouvoir «  l’excellence  », une vaste réforme du système universitaire français a été engagée : les établissements ont changé de statut en devenant «  autonomes  » ; des agences (Agence nationale de la recherche et Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) ont été créées et peuplées de spécialistes, des experts, dévolus à la notation de leurs collègues et à la distribution des crédits de recherche.

Lors de ses vœux, le président de la République a reconnu que «  le simple prononcé du mot “autonomie” suffisait à jeter dans la rue des milliers de gens, des dizaines de milliers de gens – parfaitement sincères et complètement manipulés  » (Futuroscope, 5 janvier 2012). Reconnaissons au moins à Nicolas Sarkozy le mérite de rappeler publiquement que nous avons manifesté contre cette loi, même si nous étions des naïfs à ses yeux puisque nous étions manipulés. Par qui ? La question vaut d’être posée. L’année 2009 a en effet connu une mobilisation active des universitaires, des chercheurs et des étudiants, et un certain nombre de collègues se sont mis en grève à partir de février 2009. Pendant plusieurs mois, nous avons été des milliers à défiler chaque semaine dans les rues des grandes villes de France pour dénoncer ces réformes.

Or aujourd’hui, à l’heure du bilan, le journal le Monde ignore totalement ces mouvements sociaux. L’édition du journal du 20 janvier 2012 titre : «  Universités : la réforme réussie de Sarkozy ?  », traçant un portrait en demi-teinte et publiant des tribunes contrastées. Ce silence est grave alors que de multiples formes de résistance aux «  réformes  » imposées s’expriment continûment. Non, la société et l’université n’ont pas accepté sans protestation des transformations dont on commence à prendre la mesure des dégâts qu’elles vont produire. Le beau nom d’autonomie a révélé ce qu’il signifie réellement aujourd’hui : le pilotage ministériel et le management bureaucratique d’institutions qui ne sont «  autonomes  » que si elles choisissent librement d’obéir. Plutôt que reprendre le discours ministériel, il serait opportun que la presse enquête sur ce qui se passe sur le terrain : c’est son métier, après tout ! Concernant l’avenir de nos universités, elle pourrait de cette façon avoir un rôle majeur dans le jeu démocratique.

Une autre réforme, celle de la formation des enseignants, de l’école élémentaire au lycée (mastérisation), fait également l’objet d’un bilan accablant de la Cour des comptes dans son rapport public annuel de 2012. Les économies réalisées sont minces, le niveau de formation des enseignants s’est dégradé et, constat particulièrement alarmant, le vivier des candidats au concours s’est brutalement réduit. Pourtant, Nicolas Sarkozy, dans ses vœux, a magnifié les réformes de l’école et de l’enseignement secondaire, faisant oublier un vaisseau qui sombre avec à son bord des élèves qui perdent le goût du savoir et des professeurs qui perdent le sens de leur vocation. Là encore, ils ont été plusieurs milliers, professeurs du secondaire, enseignants en charge de la formation des futurs collègues, parents d’élèves, lycéens, à défiler dans les rues et à critiquer la réforme. Ils n’ont pas été entendus en 2009 et cette surdité perdure puisque aucune allusion aux mouvements sociaux n’est décelable dans les articles publiés par le Monde : «  Pour les sages de la rue Cambon, cette réforme, adoptée en Conseil des ministres en juin 2008, a manqué toutes ses cibles  » (9 février 2012). Ces sages ont probablement plus de prestige que tous ceux qui se sont mobilisés, alors qu’il était encore temps d’éviter le pire, contre la réforme.

Dans la perspective des échéances électorales à venir, nous sommes nombreux à être décidés à nous battre pour que la démocratie retrouve toute sa consistance. Que la parole des hommes et des femmes de terrain ne soit plus ignorée ou bafouée au bénéfice de rapports produits par de prétendus experts, souvent d’anciens collègues devenus bureaucrates de la science, ou des commissions ad hoc peuplées de fidèles serviteurs du pouvoir en place. Nous battre aussi pour que les mouvements sociaux, qui ont prouvé, à la lumière des bilans produits aujourd’hui, la justesse et la lucidité du point de vue des enseignants, des chercheurs et des étudiants, ne soient plus ignorés par le monde politique et la majeure partie de la presse : non seulement les intéressés ont une expérience directe des problèmes, mais ils développent des analyses informées sur ceux-ci, au plus proche sur l’enseignement comme au plus vaste sur la science mondiale. Il serait bon que la «  scène médiatique  » et son monde enchanté issu de la connivence avec les pouvoirs fassent place de temps en temps à l’enquête sur le terrain.

À lire dans l’Huma