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En Turquie, la purge sans fin des universités - Marie Jégo, Le Monde, 22 juin 2018

vendredi 22 juin 2018, par Laurence

Des milliers d’universitaires turcs, perçus comme hostiles au pouvoir par Erdogan, ont été limogés depuis le coup d’Etat raté de 2016. A l’approche de l’élection présidentielle du 24 juin, ils tentent de faire entendre leurs voix.

Le 1er septembre 2016, Gül Köksal, chargée de cours à l’université, était en séminaire avec des collègues pour préparer la rentrée lorsque sa vie bien organisée a basculé. Ce jour-là, cette brune combative et volubile, militante de gauche depuis toujours, a appris son limogeage. Son nom figurait sur une liste d’universitaires radiés après la tentative de coup d’Etat, survenue six semaines plus tôt, le 15 juillet. « Un ami a vu mon nom dans le Journal officiel, il m’a prévenue : “Tu es virée”, explique la quadragénaire. J’étais choquée et, à la fois, je m’y attendais. Je savais que dans le cadre de l’état d’urgence imposé après le coup d’Etat raté, ce genre d’acte hostile était possible. »

Le président, Recep Tayyip Erdogan, a qualifié ce putsch raté de « don de Dieu ». Après l’avoir attribué à son ancien allié, le prédicateur musulman Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis, il en a profité pour déclencher une purge sans précédent de la société civile. Enseignants, écrivains, journalistes, défenseurs de la cause kurde, syndicalistes de gauche ont été évincés de leur travail et privés de passeport, pour certains condamnés, parfois emprisonnés, par une institution judiciaire « épurée », elle aussi, après le limogeage de près de 4 000 juges et procureurs. Depuis, 160 000 fonctionnaires ont été radiés, dont 5 800 universitaires.

Bien que domiciliée à Istanbul, Gül Köksal a enseigné l’urbanisme pendant douze ans à 100 kilomètres là, à l’université de Kocaeli, une ville industrielle des bords de la mer de Marmara. Pour elle, tout s’est arrêté ce fameux jour où son nom est apparu au décret-loi 672. Une liste plus qu’un décret, avec 2 346 universitaires désignés comme « suppôts du terrorisme  ». Dix-neuf d’entre eux enseignaient à Kocaeli. « Tout est parti de notre université  », insiste Gül. L’état d’urgence instauré après le putsch et resté en vigueur depuis, a permis, dit-elle, «  l’épuration d’une classe entière d’intellectuels ».

Au ban de la société

Etablis par d’obscures commissions sur délations des collègues et de la hiérarchie, les décrets-lois sont sans appel. Y figurer signifie être mis au ban de la société. Quel employeur se risquerait à engager un « suppôt du terrorisme  » ? Quitter le pays est interdit. Gül s’est retrouvée sans travail, sans salaire, sans assurance sociale, sans passeport. Fini les échanges avec les universités étrangères qu’elle affectionnait tant, adieu les voyages. Elle doit rester en Turquie, sa fille aussi. Entre la mère et l’ado, le ton est monté. « Il m’a fallu affronter ses reproches, ses critiques de mon engagement  », raconte l’enseignante. Elle a également dû dompter son spleen à l’idée de devoir quitter ses étudiants, de ne plus donner les cours, de ne plus faire le trajet, si familier, entre Istanbul et Kocaeli.

Située dans une région densément peuplée, Kocaeli est un bassin d’emplois représentatif de la Turquie industrieuse et juvénile. 45 % de la population a moins de 35 ans. Les études supérieures sont prisées : l’université en atteste avec 50 000 inscrits. L’établissement est dirigé par Sadettin Hülagü, le médecin personnel du président Erdogan, un fidèle d’entre les fidèles, dont l’avis a été décisif au moment de dresser la liste.

« Tout dépend du recteur, confie Derya Keskin, une grande brune au visage grave, collègue de Gül. Certains ont été réticents à coopérer avec les autorités. Le nôtre, un proche de l’AKP [le Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002] a devancé les désirs du gouvernement, s’empressant de donner nos noms et ceux de nos collègues pour nourrir la liste. » Derya Keskin et son mari, Yücel Demirer, enseignaient la sociologie à Kocaeli avant d’être, eux aussi, écartés.

Dans cette cité ouvrière traversée par les luttes syndicales, le renoncement n’est pas une option. A peine limogés, les universitaires ont pris la décision de rester dans la ville. Ils y ont ouvert l’Académie solidaire de Kocaeli ou KODA, une université alternative nichée dans un immeuble appartenant au syndicat des enseignants Egitim Sen (gauche). C’est là, à deux pas de la promenade maritime, que Gül et ses collègues enseignent désormais. Plusieurs académies du même type ont vu le jour à travers la Turquie, en partie grâce à des aides européennes, dont le versement devrait se poursuivre. Incommodée par la dérive autoritaire d’Erdogan, l’Union européenne (UE) a décidé, en novembre 2017, de réduire de 105 millions d’euros le budget alloué en 2018 à Ankara au titre de la préadhésion à l’UE. Une partie de la somme déduite, soit 30 millions d’euros, sera reversée à des ONG turques.

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