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"Maroc : la révolte des étudiants violemment réprimée"
par Gaël Chavance, Rue89, 31 mai 2008
mardi 3 juin 2008, par
Depuis plus d’un mois, l’université de Marrakech est le théâtre d’affrontements entre police et étudiants en colère.
Barricades contre bombes lacrymogènes, jets de pierres contre boucliers, cocktails molotovs contre balles en caoutchouc. Depuis plus d’un mois, l’Université Cadi-Ayyad de Marrakech (UCAM) connaît des troubles particulièrement violents. A plusieurs reprises, des étudiants y ont affronté les forces de l’ordre et, des deux côtés, les blessés sont nombreux. Les lieux, eux, portent encore les stigmates des combats : vitres brisées, bureaux détériorés, équipements brûlés. Le président de l’UCAM, Mohammed Marzak, résume en trois mots la situation : "tout a été détruit".
Tout commence le soir du 25 avril. Une vingtaine d’étudiants est victime d’une intoxication alimentaire au restaurant de la cité universitaire de Marrakech. C’est l’étincelle qui met le feu aux poudres pour des jeunes ulcérés par leur "situation sociale critique". Histoire de montrer leur solidarité avec les intoxiqués, près de 3000 jeunes, sur les 28 000 que compte l’université, marchent vers l’hôpital Ibn Toufail. (Voir la vidéo, filmée avant l’arrivée des forces de l’ordre).
Vite cernés par la police, ils décident alors de revenir à la cité U, suivis de près par les forces de l’ordre. Mohammed (les prénoms des témoins cités dans l’article ont été changés), étudiant d’économie de 20 ans, raconte :
"Plusieurs manifestants se sont organisés pour se protéger et se défendre des policiers. Ils ont élevé des barricades, ramassé des cailloux et préparé des cocktails molotovs."
Vers 23 heures, les premières pierres sont jetées sur les policiers, qui répliquent. Très violents, les combats durent presque toute la nuit. Ce n’est qu’à 4 heures du matin que la police quittera la cité universitaire, une trentaine de manifestants dans ses filets. Des deux côtés, le bilan est lourd : de nombreux blessés, plus ou moins graves, et presque quarante fourgonnettes carbonisées. Le lendemain, plus de la moitié des jeunes interpellés sont relâchés. Les autres devront attendre leur passage devant le tribunal le 9 mai pour obtenir une liberté provisoire.
Siège à la cité universitaire
Les sources sont rares sur ces événements. Quelques blogs, reprenant un communiqué de l’UNEM, clairement orienté, les ont évoqués, très peu de médias marocains les ont vraiment couverts. Ces informations se basent donc principalement sur des témoignages d’étudiants, recoupés avec quelques articles sur le sujet. Plusieurs d’entre eux nous ont dit "avoir peur d’être arrêtés" pour avoir simplement "parlé au téléphone". Depuis plusieurs jours, Rue89 tente aussi d’obtenir les versions officielles de ces événements. En vain. Malgré de nombreuses relances auprès de l’université, tant par téléphone que par mails, les communiqués promis ne sont jamais arrivés.
La situation est même parfois comique, comme avec la préfecture, ou "wilaya", de Marrakech. "Seul Monsieur X peut vous parler", nous dit-on le premier jour. Manque de pot, M. X n’est pas là. "Mais il pourra vous répondre à 17 heures." A l’heure dite et avec un autre standardiste : "Ah non ! Vous ne pouvez pas avoir rendez-vous avec lui à 17 heures : il est en ce moment à un congrès à l’autre bout du Maroc." Passons donc. Nombreuses nouvelles tentatives le lendemain, toutes vaines. Idem le surlendemain, jusqu’à cette phrase, lâchée par un troisième standardiste : "M. X n’est pas habilité à parler. Seul Monsieur Y peut le faire." Sauf que, bien sûr, M. Y est lui aussi absent. Et lorsque, le jour suivant, M. Y est enfin au bout du fil, c’est pour déclarer : "Seul Monsieur Z peut vous parler…"
Il n’en fallait pas plus pour que les manifestants y voient une victoire. Bien décidés à fêter la chose, les voilà de nouveau réunis le 12 mai. A l’appel d’une poignée d’entre eux, issue des courants marxiste-léninistes comme la "Voie démocratique basiste" ou "Annahj Addimocrati", les étudiants se mettent d’accord pour "poursuivre la lutte" afin de faire entendre leurs revendications.
Cela fait plusieurs mois qu’ils réclament la revalorisation des bourses, l’amélioration des conditions de logement, la gratuité des repas et du transport pour certaines catégories d’étudiants, mais aussi le respect de la liberté syndicale et surtout le renvoi du doyen de la faculté de Droit. Il faut savoir que, sur les douze facultés de l’UCAM, l’immense majorité des manifestants est issue de celles de Droit et de Lettres.
Selon Mohamed Zainabi, du Reporter, "le président de l’université Cadi Ayyad qualifie d’irréalistes les revendications des protestataires, parce qu’elles sont, d’après lui, irréalisables puisque dépassant largement les compétences de l’université." Pas de réponse de la part du ministre marocain de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, Ahmed Akhchichen, qui affirme ne pas avoir "reçu de revendications à proprement parler.[...] On n’a aucun document écrit à ce sujet."
Rendez-vous est donc pris pour le 14 mai. Selon les témoignages, entre 1000 et 2000 étudiants marchent vers le rectorat, pour contraindre les responsables de l’université à entamer le dialogue sur les revendications. Le scénario est quasi identique à celui du 25 avril : encerclés par les forces de l’ordre, les manifestants se replient vers la cité universitaire.
Sauf que, cette fois, les policiers sont en surnombre. Avec de vieux lits, des poubelles, les étudiants tentent de leur barrer l’entrée de la cité U. Ils leur jettent des pierres, certains des cocktails molotovs, d’autres encore mettent le feu aux barricades. La police riposte : bombes lacrymogènes et balles en caoutchouc pleuvent sur le bâtiment.
"Torture au commissariat"
Au bout de trois heures de combats acharnés, les forces de l’ordre parviennent enfin à pénétrer dans la cité U. Youssef, étudiant de 22 ans, témoigne de la violence des policiers :
"Ils ont forcé les portes de nombreuses chambres et ont tout cassé à l’intérieur. Des recherches universitaires ont été perdues, des affaires personnelles et précieuses ont disparu."
Ce que confirme Amine, membre de l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM), un des deux syndicats universitaires du Maroc :
"De l’argent, des ordinateurs portables ont été volés, des bureaux détruits, des vitres brisées, des télés cassées."
Une partie des locaux de l’administration de la cité universitaire a aussi été incendiée. Les étudiants accusent les policiers, l’université rejette la faute sur les manifestants. Un café, jouxtant les lieux, a lui aussi été saccagé. Dans les deux camps, les blessés sont nombreux. Un policier, assailli par cinq ou six étudiants cagoulés et armés de barres de fer, n’a eu la vie sauve que parce qu’il a tiré en l’air avec son arme à feu. Selon notre confrère du Reporter, "certains responsables [des forces de l’ordre] affirment que l’intervention policière visait essentiellement la protection des riverains de tout acte de sabotage. D’ailleurs, notent-ils, des actes de vandalisme ont été enregistrés aux alentours du lieu des manifestations."
Pour Omar Arbib, le rapport de force était vraiment déséquilibré. Ce membre de l’association marocaine des droits humains (AMDH) dresse un bilan sombre de cette journée de combats :
"En tout, près de trois cents étudiants ont été blessés par la police, dont quarante grièvement. Certains doivent leur blessures aux affrontements avec les policiers, mais d’autres ont été torturés pendant leur séjour au commissariat. La rumeur parlait même d’un mort côté étudiant. Pendant les incidents, l’un d’entre eux est tombé -ou a été poussé- du troisième étage de la cité universitaire. En fait, il est vivant mais sa moelle épinière a été touchée. Il se trouve toujours à l’hôpital aujourd’hui."
Ce militant des droits humains s’inquiète aussi de l’état de santé de nombreux étudiants :
"Beaucoup souffrent de fractures en tout genre, mais ils restent chez eux, refusent d’aller à l’hôpital, de peur d’être interpellés par la police."
"Une année mouvementée" à venir
En tout, près de trois cents jeunes ont été arrêtés le 14 mai, plusieurs autres le lendemain. La plupart d’entre eux a été relâchée. Aujourd’hui, dix-huit restent encore en prison. Un premier groupe de sept sera jugé le 2 juin, les onze autres attendent encore la date de leur jugement.
Ces derniers seront poursuivis "pour crimes graves", accusés de "destruction de biens publics, d’outrage et de violence à l’encontre des forces de l’ordre". En guise de preuves, le président de l’université, Mohammed Marzak, a montré aux journalistes marocains des photos d’armes blanches, de cocktails molotovs et même des bombonnes de gaz piégées. Chez les étudiants, personne n’a confirmé l’existence de ces dernières.
Un comité de soutien aux jeunes emprisonnés a été créé et leurs familles ont organisé un sitting devant le tribunal de première instance où ils doivent être jugés. Ils ont entamé une grève de la faim afin d’être considérés comme des détenus politiques. Des étudiants d’Agadir ont aussi manifesté leur soutien à leur camarades marrakchis.
Aujourd’hui, à la cité U, le calme règne tandis qu’à l’université, les cours ont repris. Prévus début juin, les examens ont été reportés à la mi-juillet et les rattrapages en septembre. Reste qu’aucune des revendications des étudiants n’a abouti. Amine, membre de l’UNEM, prédit donc une "année mouvementée" aux responsables universitaires à partir de septembre prochain :
"Nos revendications sont à la fois politiques, syndicales, pédagogiques et matérielles. La situation sociale de nombreux étudiants est critique, nos droits sont bafoués. Tant que l’État ne réformera pas le système universitaire, les étudiants ne lâcheront rien."