Accueil > Revue de presse > À l’étranger > Etudiants chiliens : et maintenant, on va où ? - Médiapart, Thomas (...)
Etudiants chiliens : et maintenant, on va où ? - Médiapart, Thomas Cantaloube, 9 décembre 2011
dimanche 11 décembre 2011, par
À lire sur le site de Médiapart
Au lieu de recevoir dans son bureau de l’Université du Chili, l’historien des mouvements populaires Sergio Grez préfère faire un tour du campus en marchant. Outre se dégourdir les jambes, cela lui permet de jauger l’état de mobilisation des étudiants à la fin d’un semestre passé à faire grève, manifester et, de manière plus fondamentale, remettre en cause l’ensemble du système chilien hérité des années de dictature de Pinochet. D’après ce que l’on peut observer sur le campus des sciences sociales de Santiago en ce début novembre, l’implication des étudiants perdure : les piquets de grèves, les affiches, les appels au rassemblement ne faiblissent pas malgré l’approche des grandes vacances. Après plus de six mois de mouvements étudiants, le gouvernement de droite présidé par Sebastian Piñera compte justement sur le pourrissement avec la fin de l’année scolaire. Un pari qu’il pourrait bien perdre, en tout cas sur le long terme.
« Quoi qu’il arrive dans les semaines à venir, ce qui s’est passé cette année au Chili marque une étape majeure », insiste Sergio Grez. « Le consensus de gouvernement, qui a consisté à ne pas revenir sur les institutions de la dictature, est définitivement cassé. Le Chili de novembre 2011 n’est plus le même que celui de mars 2011 ! » En quelques mois, les demandes des étudiants chiliens sont passées de revendications liées à l’éducation à une remise en cause fondamentale des structures politico-économiques du pays. « L’idée de convoquer une Assemblée constituante est désormais acceptée par des centaines de milliers de gens grâce aux étudiants alors qu’auparavant, personne ne se préoccupait de cette question », poursuit Sergio Grez.
Le sujet de la Constitution peut sembler éloigné des revendications estudiantines immédiates, mais il est en fait au cœur du malaise et des dysfonctionnements mis en évidence par la jeunesse chilienne. Des trois constitutions qu’a connues le Chili (1833, 1925 et 1980), aucune n’a véritablement été écrite ni approuvée par la population. Celle qui est en vigueur aujourd’hui, quoique amendée, demeure celle imposée par Augusto Pinochet, qui consacre un système électoral favorable aux grandes coalitions et rend difficile toute intervention étatique en matière de politiques sociales ou de services publics – comme l’éducation. D’où le débat aujourd’hui sur l’essence de la démocratie chilienne. Sergio Grez parle de « démocratie de basse intensité », pendant que d’autres politologues évoquent une « démocratie limitée », ou encore « une démocratie avec autoritarisme électoral ».
La question de l’éducation au Chili est étrangement imbriquée avec le régime pinochétiste, comme l’explique l’historien Juan Carlos Gomez Leyton, spécialiste des processus démocratiques en Amérique latine : « Les grands mouvements étudiants des années 1980 ont toujours lié la question de la démocratie à celle de "l’éducation de marché" mise en place par la dictature. Ce sont ces mobilisations qui ont abouti à la création des fédérations étudiantes que nous connaissons aujourd’hui et qui sont en pointe du mouvement actuel. » Les dates sont aussi des symboles. Les deux grandes lois qui ont permis la privatisation de l’éducation ont été « votées » en 1980, c’est-à-dire lors de l’instauration de la Constitution, et en 1990, précisément la veille du départ de Pinochet.
La gauche a disparu du paysage politique institutionnel
« Nous avons pleinement conscience d’avoir mis le doigt là où cela fait le plus mal, au cœur des problèmes chiliens depuis des décennies », explique Giorgio Jackson, le président de la Fédération des étudiants de l’Université catholique du Chili (FEUC) et l’un des leaders du mouvement. « La question maintenant est de savoir quelle forme notre action va prendre. Est-ce que nous continuons une protestation sociale, et est-ce que le reste de la société est disposé à rejoindre notre combat ? Ou bien faut-il se transformer en mouvement politique, et selon quelles modalités ? On ne peut pas tout changer tout seul, nous ne pouvons être que les détonateurs. » Même si les enquêtes d’opinion montrent que le mouvement étudiant est massivement soutenu par les Chiliens (à hauteur de 70% à 80% d’entre eux), il n’y a eu qu’un seul appel à la grève générale en août, et les jeunes sont bien souvent seuls à battre le pavé. « Jusqu’à présent, la société a délégué son pouvoir aux étudiants, d’une manière assez néo-libérale en fait », constate Juan Carlos Gomez Leyton. « Cela revient à charger les jeunes d’une responsabilité énorme. » Avec des syndicats anémiques (et toujours marqués par les années précédant le coup d’État de 1973), et un droit de grève assez limité qui fait sérieusement hésiter tous ceux qui ne sont pas fonctionnaires, les étudiants se retrouvent souvent seuls dans les rues de Santiago et des grandes villes chiliennes pour s’en prendre au gouvernement.
Bien qu’il y ait eu d’autres mouvements sociaux ces dernières années au Chili (protestations environnementales contre des projets hydro-électriques, mouvement indigène des Mapuches, grèves dans le secteur du cuivre, conflit sur le prix du gaz en Terre de Feu), et si plusieurs analystes y voient les précurseurs de la mobilisation étudiante, il y a bien peu de convergence entre tous ces acteurs et toutes ces revendications. « Il faut que les travailleurs se mobilisent, mais pour cela il faut lutter contre la dépolitisation de la société chilienne », affirme Sergio Grez. « Pendant 40 ans, les Chiliens ont été dépolitisés, d’abord par la dictature, puis par la Concertation (la coalition regroupant les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates qui ont gouverné le pays de 1990 à 2010), qui, chacun dans leur style, ont dit à la population : "La politique, c’est notre affaire, celle des professionnels, occupez-vous d’autre chose !" Aujourd’hui, il faut réinstaller l’idée que la politique est l’affaire de tous. »
Un des principaux problèmes au Chili aujourd’hui est que la gauche a disparu du paysage politique institutionnel. Combattue et exclue durant les dix-sept années de dictature, elle a ensuite été cooptée et muselée par la Concertation pendant vingt ans. « Quand la Concertation est arrivée au pouvoir, il y avait une peur – légitime – d’un nouveau coup d’État des militaires et elle a fait pression sur les mouvements de gauche pour qu’ils ne revendiquent pas », raconte le directeur de l’édition chilienne du Monde diplomatique, Victor de la Fuente. « Du coup, une grande partie du tissu social de gauche qui avait lutté contre la dictature a été détruit faute de pouvoir s’exprimer dans les urnes en raison du système électoral ou dans le débat politique puisqu’on le sommait de se taire. »
Le mouvement étudiant est parvenu en cette fin d’année à une étape cruciale
« C’est cruel à dire, mais une des fonctions de la Concertation a été de contrôler le mouvement social afin de ne pas remettre en cause le système », explique l’attaché parlementaire d’un ancien ministre de Michelle Bachelet, la dirigeante sociale-démocrate qui a présidé le Chili de 2006 à 2010. Aujourd’hui sur la façade de l’Université du Chili, en plein centre-ville de Santiago, deux gigantesques portraits de Bachelet et de son prédécesseur Ricardo Lagos, tous deux sociaux-démocrates, sont suspendus avec cette interpellation : « Où êtes-vous en ce moment ? » Il faut dire que, dans le domaine de l’éducation, la gauche « officielle » chilienne ne se démarque pas vraiment de la droite : de nombreux responsables locaux et nationaux du Parti socialiste ou du Parti pour la démocratie sont eux-mêmes dirigeants, voire propriétaires, d’établissement scolaires privés.
Cependant, l’arrivée en 2010 d’un gouvernement de droite au pouvoir, et les manifestations étudiantes de cette année, ont cassé cette logique d’étouffement de la gauche. On constate depuis deux ans l’émergence d’un grand nombre d’associations ou de petits mouvements de gauche autonomes, au niveau des quartiers ou alors sur des revendications spécifiques (droit des populations indigènes, question environnementales, reconnaissance de la diversité sexuelle). C’est ce qui s’est passé dans les universités où, derrière les grandes fédérations étudiantes, il existe une myriade de groupuscules allant de la gauche à l’extrême gauche, tous très impliqués dans le mouvement actuel, et qui fédèrent une grande majorité des étudiants. « C’est le grand dilemme du Chili : il existe de vrais courants de gauche dans le pays, qui pourraient représenter une force importante, mais il leur manque une représentation politique », se désole Victor de la Fuente.
C’est pour cette raison que le mouvement étudiant est parvenu en cette fin d’année à une étape cruciale. Doit-il maintenir sa mobilisation au risque de perdre un second semestre d’étude ? Doit-il abandonner l’occupation des facs et des lycées en espérant que d’autres prendront le relais dans la société chilienne ? Doit-il se transformer en mouvement politique au risque de fracturer l’unité que ses différentes tendances avaient maintenue jusqu’à présent ? « Dans un régime parlementaire, le gouvernement serait déjà tombé depuis belle lurette. Mais le régime présidentialiste fait que le président, malgré un taux d’approbation très faible, peut se maintenir », commente la sociologue Emmanuelle Barozet.
Du coup, cette situation pousse à la radicalisation. « Le président, qui pourrait être pragmatique – il l’a montré dans sa carrière d’homme d’affaires –, est prisonnier de la droite extrémiste et ultralibérale qui ne veut rien céder car elle sait que tout le système est menacé d’être balayé. » Si le gouvernement accepte, par exemple, le principe de la gratuité pour l’enseignement supérieur public, il ne peut pas maintenir le système en l’état pour le primaire et le secondaire – ce qui pérenniserait les inégalités qui sont au cœur de la mobilisation. Il est donc obligé de tout remettre à plat, c’est-à-dire de revenir sur trente-cinq ans de politiques libérales.
En face, les étudiants sont tout aussi déterminés, après avoir sacrifié un semestre (et les droits d’inscription qui vont avec). « Nous sommes parvenus à créer un mouvement national et même international comme on n’en avait pas vu au Chili depuis 1983 », estime Fabian Puel, un étudiant en droit. « Le gouvernement est affaibli, ce n’est pas le moment de baisser les armes et de retourner en cours. » Leurs demandes se focalisent sur un grand référendum populaire qui pourrait mener éventuellement à cette fameuse constituante qui commence à occuper les esprits. Dans tous les cas de figure – radicalisation, négociations, blocage général –, la jeunesse chilienne est parvenue à faire bouger une société qui, bien que libre de ses mouvements, vivait depuis vingt ans avec les habits de la dictature pinochétiste. Tout le monde semble d’accord : quoi qu’il arrive dans les semaines qui viennent, le Chili a changé pour de bon.