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A Washington, l’école publique en sursis - L. Delaporte, Mediapart, 19 mai 2013
lundi 20 mai 2013, par
Leur chance de gagner est mince mais c’est de toute façon le dernier recours. Le procès qui a débuté ce 10 mai devant la Cour fédérale de Washington est décisif pour ces habitants des quartiers majoritairement noirs de la capitale où quinze écoles publiques doivent fermer l’an prochain. Un plan de réorganisation qui s’inscrit dans le cadre d’une politique entamée en 2008, à l’image de ce qui s’est également fait à New York, Chicago ou Los Angeles et qui consiste à rayer de la carte les établissements scolaires jugés peu performants. Radical. Ces cinq dernières années, plus d’une vingtaine d’écoles publiques ont déjà été fermées dans la capitale américaine. Résultats insuffisants, fréquentation trop faible, ces écoles situées dans les quartiers les plus défavorisés de la ville sont déclarées en faillite et sont ainsi contraintes de baisser le rideau. Leurs élèves étant alors dispersés sur les autres écoles du secteur, parfois à plusieurs kilomètres.
À quelques jours de cette audience cruciale, une centaine de personnes se sont réunies dans le sous-sol d’une église baptiste du nord-est de Washington en réponse à l’appel de l’association Empower DC, qui demande un moratoire sur les fermetures d’école. Si beaucoup d’habitants accueillent avec fatalisme la disparition de leur école de quartier, dont les performances scolaires sont effectivement si déprimantes qu’on les appelle ici des « failure factory », eux sont persuadés que supprimer ces écoles est la pire des solutions. « Cette politique est discriminatoire », estime Johnny Barnes, l’avocat représentant ces familles, qui poursuit le district de Columbia sur ce motif, rappelant que les écoles concernées par le plan sont à presque 100 % fréquentées par des élèves noirs et plus marginalement latinos.
Parents, enfants, ils sont venus dans une ambiance de kermesse écouter les paroles de l’avocat d’Empower DC, mais aussi le flow galvanisant du chanteur de hip-hop Bomani Armah raillant un Obama qui parle tant et fait si peu. Un président, surtout, qui soutient sans réserve la politique de rénovation menée dans les écoles de DC, parce que les familles les plus pauvres en sont en l’état, selon lui, les premières victimes.
« Nous avons vu déjà comment les précédentes fermetures ont affecté les communautés, déstabilisé des quartiers dans leur ensemble », raconte Daniel Del Pielago, en charge du secteur éducation au sein d’Empower DC. Il décrit « la tristesse de voir ces enfants de nos quartiers qui passent tous les jours devant des écoles où ils ne peuvent plus accéder ». Et il en est persuadé, le message subliminal est clair : on ne veut plus de vous ici. La gentrification qu’a connue depuis trente ans Washington a fait passer le taux d’Afro-Américains à DC de 70 % à 50 % pendant cette période. Au niveau scolaire, certains experts parlent même de « re-ségrégation » tant la compétition scolaire tous azimuts a renforcé la séparation entre Blancs et Noirs dans les écoles (lire par exemple ce rapport de l’university of California).
La révolution des charters schools s’est peu à peu imposée comme la nouvelle doxa éducative
Discriminatoires, ces fermetures ? La ville rejette bien entendu « vigoureusement » cette accusation. Pour la porte-parole de DCPS (District of Columbia Public Schools), Melissa Salmanowitz, ces écoles, petites et sous-fréquentées, coûtent trop cher. Celle qui préfère parler de « plan de fusion et d’amélioration », plutôt que de fermetures, assure que ce programme va permettre d’économiser quelque 8,5 millions de dollars, une somme qui doit servir à améliorer les autres écoles qui en ont, pour certaines, effectivement bien besoin.
Une lecture très optimiste qui fait l’impasse sur le bilan des précédentes fermetures, menées il y a cinq ans, assure pourtant Daniel Del Pielago. « Nous savons que cela n’a rien changé à “l’écart de réussite” (achievement gap) entre les élèves en fonction de leur origine sociale et ethnique. Non seulement cela n’a pas rapporté l’argent prévu mais cela a même coûté très cher à la communauté. » Selon un rapport du bureau d’audit du District de Columbia, ce choix a même coûté près de 40 millions de dollars à la ville.
Pourquoi s’entêter dès lors ? « À Washington comme dans la plupart des grandes villes américaines, il y a aujourd’hui un mouvement pour anéantir l’école publique traditionnelle », explique Daniel Del Pielago. Au-delà de la question des discriminations, l’efficace angle d’attaque choisi pour lutter contre ces fermetures, ce responsable communautaire sait qu’il mène aussi un combat beaucoup plus large pour la défense d’un système d’éducation public, de proximité, et réellement accessible à tous.
Un système qui accueillait il y a peu encore une écrasante majorité d’élèves – les écoles privées, très chères, ne sont accessibles qu’à quelque 10 % des élèves – mais déclaré obsolète par des autorités qui promeuvent ardemment un nouveau modèle, celui des charters schools. Ces écoles privées, mais financées en grande partie par les États, sont gérées de façon autonome et les profs n’y ont aucune garantie d’emploi. Apparues à la fin des années 1990 dans le Minnesota, ces établissements accueillent désormais 43 % des élèves de la capitale, soit autant que les écoles publiques classiques. Un véritable raz-de-marée.
En 2010, dans un documentaire coup de poing, qui a connu un immense succès aux États-Unis, David Guggenheim (le réalisateur d’Une vérité qui dérange) dénonçait la faillite de l’école publique américaine. Une école qui pointe aux dernières places des évaluations PISA et où les résultats sont foncièrement corrélés à l’origine ethnique et sociale des élèves. En caméra cachée, le documentaire révélait, impitoyable, des profs lisant le journal en attendant que l’heure passe ou somnolant sur leur bureau. Le commentaire enfonçait le clou : tous les précédents efforts de réformes de l’éducation s’étaient heurtés au mur du conservatisme des syndicats enseignants. Mais, heureusement, une lueur d’espoir était née. Dans ce sombre paysage, le documentaire saluait en effet l’arrivée d’une nouvelle génération de « réformateurs » porteurs d’un projet alternatif, celui – précisément – des charters schools. En quelques années, la révolution des charters schools s’est peu à peu imposée comme la nouvelle doxa éducative aux États-Unis (lire par exemple l’article de The Economist). Ce devait être la panacée. Un consensus sur lequel s’étaient d’ailleurs retrouvés les candidats démocrate et républicain lors de la dernière campagne présidentielle.
« Cette rhétorique ne correspond pas à la réalité »
Barack Obama, dans son programme éducatif intitulé Race to the top, « la course au sommet », a ainsi fait du développement des charters schools un de ses principaux cheval de bataille. Dans la continuité du No child left behind, aucun enfant laissé-pour-compte, le plan de George W. Bush qui a généralisé les tests standardisés mesurant les performances des enseignants comme des établissements, avec sanction pour les moins bien notés, Obama a fermement encouragé l’explosion des charters schools, plébiscitant la paie au mérite des enseignants, la fermeture des « mauvaises » écoles, comme le licenciement des « mauvais » profs (lire l’intéressante étude de la chercheuse Sylvie Laurent sur le sujet).
Dans ce domaine si sensible, les formules péremptoires n’ont pas manqué de faire à nouveau rêver des familles depuis trop longtemps désillusionnées sur leur école. L’avènement de ces établissements à charte promettait, avec des enseignants plus motivés, plus contrôlés, de « libérer les énergies », « sortir de la bureaucratie », « du conservatisme des syndicats enseignants », entendait-on le plus souvent. Bref, l’Amérique avait, semble-t-il, trouvé la solution miracle pour remettre en mouvement un système sclérosé et résigné.
Bien sûr, ses promoteurs en conviennent, comme toute révolution, celle-ci ne se fera pas sans douleur, mais le jeu en vaut vraiment la chandelle, à les entendre. Dans son documentaire, David Guggenheim insiste sur le « courage » de la très médiatique et très controversée Michelle Rhee (démocrate), alors en charge de l’éducation à Washington que l’on voit licencier sous l’œil de la caméra un principal défaillant. Violent peut-être mais puisque… « ça marche ! » comme s’exclame dans le film le milliardaire-philanthrope Bill Gates qui a personnellement beaucoup investi dans le développement de ces écoles, pourquoi s’y opposer ?
Peut-être parce que « ça » ne « marche » pas exactement comme prévu. À Washington, cinq ans après le lancement de cette politique, Superman n’est en tout cas pas venu. Les résultats des charters schools sont, selon plusieurs études, pour le moins inégaux. Si certaines obtiennent des résultats spectaculaires, d’autres font aussi parfois beaucoup moins bien que les écoles publiques « traditionnelles ». Pas de miracle donc. « Alors que “l’écart de réussite” s’est réduit dans la plupart des districts urbains ces dix dernières années, ces chiffres ont stagné là où ont été faites les réformes », dénonce ainsi un enquête du Broder, bolder approch of education (BBA), qui pointe même un recul en lecture des élèves noirs et hispaniques. Quand l’argument principal pour fermer les écoles les plus défaillantes était qu’il valait mieux envoyer les élèves vers de meilleurs établissements, l’étude montre qu’ils sont en fait souvent allés vers des écoles similaires voire pires, avec un effet de rupture dommageable. Le turn over des enseignants dans ces écoles y est aussi très fort avec une surreprésentation de profs peu expérimentés, ce qui joue inévitablement sur les résultats des élèves. « Il faut changer le récit sur ces écoles. Cette rhétorique ne correspond pas à la réalité », affirme Daniel Pielago.
« Jamais notre système public n’a subi un tel assaut »
Mais l’engouement est là et offre le spectacle désolant de familles contraintes de participer à des loteries pour obtenir une place dans ces établissements porteurs de tant de promesses. Et où les places sont si chères. Catherine Reilly, directrice exécutive de Senior High alliance of parents, principals and educators (S.H.A.P.E.), une association défendant un système scolaire plus équitable, estime que « la compétition est allée beaucoup trop loin » et n’a pas apporté les résultats escomptés laissant les familles « totalement désorientées ». Selon elle, il faut clairement « faire marche arrière car le chemin que nous avons pris mène à une impasse », expliquait-elle récemment lors d’une réunion publique organisée mi-avril dans la capitale par le Washington Post.
L’historienne de l’éducation Diane Ravitch, qui fut un temps un grand défenseur du programme No child left behind et des charters schools, en est aujourd’hui l’une des critiques les plus acharnées. Celle qui accompagna les premières années ce mouvement s’alarme des ravages de cette nouvelle doxa consistant à penser qu’il suffit de licencier les mauvais profs, de les motiver par des primes pour que l’ensemble du système scolaire américain se redresse. Comme si la question sociale n’existait plus.
Dans son livre The death and life of the great american school system, elle fut aussi une des premières à s’inquiéter de l’enthousiasme suspect de ces milliardaires, subitement épris d’éducation avec les charters schools. Outre Bill Gates, la milliardaire Alice Walton, héritière des supermarchés Wal-Mart tout comme de nombreux hedge funds, ces fonds spéculatifs peu connus pour leur philanthropie, se sont d’ores et déjà positionnés sur ce secteur officiellement non lucratif, avec peut-être quelques arrière-pensées. « Jamais notre système public n’a subi un tel assaut sur ses fondations mêmes. Jamais auparavant autant de personnes avec autant de ressources n’ont eu le projet de démanteler l’éducation publique. Qu’est-ce que cela veut dire pour notre démocratie ? » s’alarme-t-elle sur son blog.
Tous ne partagent pas, loin s’en faut, ses alarmes. Dans une dérisoire tentative de calmer le jeu, et à quelques jours de l’ouverture du procès où elle est accusée de mener une politique discriminatoire, la ville de Washington a annoncé qu’elle ne fermerait finalement pas l’école Malcom X – tout un symbole ! – qui va être transformée en un établissement hybride mi-charter schools mi-école publique classique. Un peu court sans doute au regard des enjeux...
La cour fédérale devrait rendre sa décision le 22 mai prochain.
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