Accueil > Pratiques du pouvoir > Les "politiques" > Discours de conclusion d’Eva Joly lors de la convention ESR de Europe (...)

Discours de conclusion d’Eva Joly lors de la convention ESR de Europe Ecologie/Les Verts (1er octobre 2011)

dimanche 2 octobre 2011, par Laurence

Cette convention s’intitulait « Des régions à l’Europe : perspectives pour reconstruire l’enseignement supérieur et la recherche ». En voici le programme.

Cette rencontre s’inscrit dans la démarche participative de production du « projet 2012 » des écologistes.

NB : les soulignements ne sont pas de SLU

En préparant cette convention, en discutant avec les experts, une chose m’a frappée : les similitudes qui existent entre les problématiques de la justice – et vous savez que j’y suis sensible – et celles de l’enseignement supérieur et de la recherche.

La principale de ces similitudes tient dans le fait que la recherche, les universités, comme la justice, sont des lieux très importants de contre-pouvoirs. Ce sont des lieux de défense des fondements d’une démocratie. Les juges, les étudiants, les jeunes, les chercheurs, les artistes doivent pouvoir faire preuve d’impertinence, inventer et ré-inventer, critiquer. Ils ouvrent le champ des possibles, ils ouvrent des voies. Et aujourd’hui peut-être encore plus qu’hier, nous avons besoin de ce regard décalé, indépendant, de ces nouvelles voies.

Pour ceux qui douteraient encore de l’importance de ces espaces de liberté, pensez aux économistes qui doivent s’écarter des chemins orthodoxes pour comprendre la crise, pour avoir un nouveau regard sur la croissance économique et les conditions de notre prospérité. Pensez aux lanceurs d’alerte dont le rôle a été tellement important, crucial même pour mettre dans le débat public des interrogations fondamentales. Pensez à Gilles-Eric Seralini, André Cicolella, Rachel Carson. Grâce à eux sont sortis des analyses contradictoires, gênantes, sur l’amiante, l’éther glycol, les OGM ou l’état de l’environnement. Pensez aussi aux révoltes ou aux révolutions douces qui sont nées ou ont grandi avec la jeunesse ou dans les universités : Mai 68, le Printemps arabe, les révoltes grecques, le Chili...

Je veux des contre-pouvoirs forts. C’est pourquoi je veux garantir l’accès de tous à l’enseignement supérieur, dans de bonnes conditions, et tout au long de la vie. Je veux garantir les conditions du dialogue et non de la dépendance entre l’enseignement supérieur, la recherche et le monde de l’entreprise. Je veux une recherche qui ne soit ni sous le joug du marché, ni sous celui de l’Etat. Je veux inventer, avec vous, une nouvelle gouvernance qui laisse plus de place aux territoires, à la société civile, à la jeunesse.

Vous connaissez comme moi les chiffres de la précarité étudiante, vous connaissez comme moi les parcours épuisants de ces jeunes qui cumulent études, emplois, stages, logement précaires. Vous savez aussi comme moi que l’on peut rater ses études pour de mauvaises raisons et subir ensuite longtemps en termes de carrière professionnelle les conséquences de cet échec.

Face à cela, je pose deux principes fondamentaux ? L’accès de tous à de bonnes conditions d’étude et le droit inaliénable à reprendre des études

Depuis 10 ans la proportion d’une classe d’âge qui accède aux études supérieures a diminué de 3 points en France alors qu’elle augmentait de 4 points dans le même temps en Allemagne. Alors pour renverser cette tendance, il faut donner les moyens financiers aux étudiants. Cela passe par une allocation d’autonomie. Cela a un double avantage : créer plus de justice et permettre l’indépendance des jeunes.

Vous le savez, les jeunes français sont parmi les plus stressés du monde. Ce stress est lié à l’élistisme, à l’hyper sélection et à l’absence de droit à l’erreur. Je veux donner le droit à l’erreur, le droit de rater, le droit de recommencer, de partir de travailler et de revenir. C’est pourquoi, couplé à l’allocation d’autonomie, je reprends l’idée d’un crédit formation de 8 années. Un crédit utilisable tout au long de la vie.

L’émancipation de la jeunesse passe aussi par le logement. Véritable clé de voute des conditions de vie étudiantes, le logement étudiant ne doit pas être le grand oublié des politiques d’aménagement du territoire, la dernière priorité du financement des universités. On sait aujourd’hui que le CROUS est exsangue. Engageons nous à construire 50 000 logements sur le quinquennat.

Évidemment cela va sans dire mais cela toujours mieux en le disant un accès de tous aux études supérieures ne peut se concevoir que dans un système d’enseignement supérieur gratuit. Mais l’accès à tous signifie aussi une réforme en profondeur des méthodes pédagogiques. Nous devons adapter les méthodes pédagogiques à tous les publics. Ce n’est en effet pas qu’aux étudiants de s’adapter au système d’enseignement mais au système de prendre en compte la diversité de ses publics. Compléter les cours magistraux, développer le travail en équipe, le monitorat, le tutorat… Les pistes sont nombreuses. Cela passe par une révision des taux d’encadrement, par une harmonisation et un rapprochement entre grandes écoles et universités.

Les grandes écoles… Permettez moi de revenir sur une précédente intervention que j’ai pu faire sur ce sujet. J’ai dit lors d’une précédente convention d’EELV que je souhaitais la suppression des grandes écoles. Quelques personnes ont trouvé ce propos excessif. C’est vrai que c’est une option assez radicale… Alors je vais préciser pourquoi la situation actuelle m’est clairement insupportable.

Je ne suis pas opposée à l’excellence. Donner les moyens de leur art et de leur talent aux plus brillants d’entre nous, c’est aussi permettre l’exploration et la découverte de nouveaux horizons pour notre société. Mais l’excellence ne peut pas être l’alibi du pire.

Je refuse que l’excellence soit l’alibi de la ségrégation. Notre système d’excellence – dans les grandes écoles en particulier est aujourd’hui un système de reproduction des classes sociales qui exclut les classes populaires, les jeunes des banlieues et ceux issus de l’immigration.

J’ai regardé avec sympathie l’idée du « concours ZEP » à sciences Po. Le simple fait d’avoir pris en compte cette réalité est déjà un acquis. Mais je pose une question et je souhaite la mettre en rapport avec la problématique qui a été développée ici sur l’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur. Ces jeunes des ZEP à Sciences Po réussissent aussi bien que les autres. C’est donc très bien. Mais pourquoi donc conserver un mode de sélection à l’entrée qui les exclue. C’est le contenu des concours « classiques » qu’il faut réformer puisqu’il empêche de reconnaître le talent de tous ces jeunes « moins bien nés ».

Je refuse une excellence qui conduit à la ségrégation. Je refuse une excellence qui sert d’alibi à la pénurie. Un certain nombre de nos grandes écoles forment une jolie carte postale de l’enseignement supérieur français. Mais cette carte postale cache mal une réalité plus triste. La réalité c’est que notre effort en la matière est inférieur à la moyenne de l’Union européenne. La réalité, c’est qu’un étudiant « coûte » moins qu’un lycéen et pratiquement deux fois moins qu’un élève de grande école. J’ai le sentiment là aussi d’un gâchis considérable.

Je refuse une excellence qui serve d’alibi à un système qui ne prend en compte aucun des parcours de vie. Je vous ai dit mon regret d’un système qui ne donne pas droit à l’erreur. Les grandes écoles en sont l’incarnation, avec un concours couperet qui fige les élites de demain. C’est une autre cause du gâchis des intelligences, des talents et des volontés.

Alors, faut il supprimer les grandes écoles ? En tous cas, je crois qu’il faut les réformer, dans le cadre d’une grande refonte de notre système d’enseignement supérieur qui permette l’accès de tous et toute la vie.

Il faut garantir cet accès. Il faut aussi garantir les conditions du dialogue entre l’enseignement supérieur et le monde de l’entreprise. Le dialogue et non la dépendance.

Les universités sont des lieux d’éducation et non uniquement de formation à un emploi. Non, les programmes ne doivent pas être co-construits avec les entreprises comme le propose la commission européenne au parlement. Non, nous ne devons pas avoir des licences professionnelles d’assistant gestionnaire RH en PME ou de collaborateur comptable spécialisé en technologies de l’information. Oui au développement de l’apprentissage mais non à l’hyper spécialisation sur un type d’emploi et un seul parce qu’après il n’y a plus de possibilité de reconversion.

Saviez vous que, début septembre, la faculté de médecine de bordeaux a organisé avec le laboratoire Sanofi une réunion pour les internes de médecine générale ? Une réunion qui compte dans la validation de leur cycle d’étude. Je ne peux me résoudre à la forte présence des laboratoires pharmaceutiques dans la formation initiale de nos futurs médecins, car je veux que l’on tire ensemble les leçons du médiator. Je ne peux me résoudre à un dialogue qui devienne une dépendance.

C’est vrai pour l’enseignement supérieur, c’est vrai aussi pour la recherche.

La recherche est sans aucun doute le socle de la compréhension et de l’évolution de notre société. Certes, une partie de son débouché s’oriente naturellement vers l’économie. A cet égard, une coopération avec les entreprises est utile. Nous ne vivons pas dans un monde éthéré. Quand je place la transition écologique de notre économie au cœur du projet que je propose à notre pays, c’est aussi parce que j’ai conviction que notre recherche va nous donner les moyens de transformer l’économie, de changer les procès de production, de faire évoluer les rapports sociaux au sein des firmes, de changer notre rapport au travail et son organisation.

Mais une fois dit cela, je veux aussi rappeler la nécessité absolue d’une autonomie et de l’indépendance de la recherche. Une recherche caporalisée, par le marché comme par l’état, c’est une recherche en voie de fossilisation. Je pense évidemment à la recherche fondamentale. Mais je dis aussi cela parce que je vois bien que le gouvernement a conduit ses réformes avec l’idée d’une recherche qui doit obéir.

Les chercheurs aujourd’hui doivent sans cesse répondre à des appels à projet de l’Etat. Ils sont transformés en super VRP, mallette à la main pour aller chercher des contrats, des crédits auprès des entreprises ou de l’Agence Nationale de la Recherche. La recherche n’a pas vocation à être sous le joug de l’état. Elle n’a pas vocation à être sous l’omnipotence des marchés.

Forcément, en période de crise budgétaire, la question se pose : a-t-on les moyens de se priver de financements privés ? Ma réponse est : oui, nous avons les moyens. Surtout si nous réformons des outils comme le crédit impôt recherche.

Au départ l’idée du CIR n’est pas mauvaise : développer la recherche au sein des entreprises en leur permettant de diminuer leurs impôts. Le problème est que ce crédit ne fait l’objet d’aucun contrôle quant à la réalité des recherches effectuées. Résultat : un gigantesque effet d’aubaine et une nouvelle niche fiscale qui bénéficie encore aux grandes entreprises. Vous vous demandiez où trouver l’argent pour lancer les réformes ? Eh bien voilà une piste. Diminuer ce crédit impôt recherche en le recentrant sur les PME et en le soumettant à des conditions sociales et environnementales. Car je préfère aider les entreprises qui produisent localement et n’ont pas les moyens de recourir à des chercheurs. Car je sais que les PME jouent un rôle majeur dans l’innovation. Car je préfère aider à l’émergence de modes de production durables plutôt qu’au développement du dernier 4x4 diesel.

Crédit impôt recherche, ANR, plan campus, plan pour les investissements d’avenir… Il y a des moyens. Mais ils sont dédiés à la logique du « big is beautifull », car la France rêve encore du retour des grands projets, comme au XXe siècle. Car la France reste jacobine.

L’enseignement supérieur et la recherche ne doivent pas avoir à choisir entre le contrôle par les entreprises ou celui de l’Etat. Je veux inventer avec vous une nouvelle gouvernance, qui donne toute sa place aux territoires, à la société, à la jeunesse.

Commençons par faire discuter ensemble la science et la société. Faire dialoguer science et société est important pour ne pas tomber dans le piège scientiste de la solution facile du progrès technique. La recherche est là pour développer nos technologies mais aussi pour nous donner les clés des changements de comportements, d’organisation qui nous permettrons de voir l’avenir sereinement. Créons les conditions du dialogue. Pourquoi financer autant la recherche/innovation à destination des entreprises et non à destination des associations ? Il n’est pas moins légitime qu’une partie des budgets de la recherche soit destinée à répondre à la demande sociale. Voyez le succès du dispositif PICRI, les Partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation, en Ile-de-France. Souvenez vous de l’émergence de groupes de « profanes éclairés » quand apparut le sida. En écho aux labels Carnot, attribués aux laboratoires publics particulièrement engagés dans des partenariats avec les entreprises, je veux que soit créé un nouveau label, avec les financements ad hoc, pour les laboratoires qui coopèrent activement avec le monde associatif. Je veux développer les « boutiques de science », les Conférence débats ouverts à tous dans les universités.

Je veux des universités coopératives et coopératrices. Je veux des universités fortes pour pouvoir nouer des partenariats sereins avec les entreprises et les pouvoirs publics, discuter avec les collectivités territoriales tout en restant indépendantes et maitresses de leur destin. Cela passe par le développement de réseaux régionaux, au sein desquels la recherche de synergie, la mutualisation priment sur la compétition.

Je veux renouveler la démocratie au sein des universités. Développons le référendum d’initiative étudiante, augmentons la place des étudiants et des élus des personnels dans les Conseils d’administration. Nos universités fonctionnaient sur un système d’auto-gestion, d’auto-détermination, des immenses coopératives. Relançons cette dynamique.

Car ces dernières années, sous couvert d’autonomie, c’est surtout une chaîne de commandement qui s’installe – terme moins politiquement correct pour décrire une « gouvernance forte ». Pour dire les choses encore plus crument : il y a risque réel d’une retour en force de ce que l’on appelle le mandarinat. C’est une vision cohérente avec la brutalité du pouvoir tel qu’il est conçu par Nicolas Sarkozy.

Quelques mots, pour conclure, sur la méthode. La cascade de réformes de ces dernières années a « assommé » les acteurs de terrain. Il faudra donc des mesures rapides et fortes pour leur redonner confiance. Il faudra un vaste plan de résorption de la précarité. Il faudra rediriger les moyens de l’ANR et du CIR. Il faudra augmenter les bourses étudiantes et travailler sur la démocratie interne.

Mais je veux aussi recréer les conditions d’une réflexion globale sur l’ESR. A la brutalité du Président actuel, à la course à l’échalote des réformes, je veux opposer le temps de la discussion et de la décision, avec tous les acteurs. Je veux des Etats généraux de l’ESR avec les chercheurs, les enseignants, les syndicats, les entreprises, les étudiants, les associations, les citoyens. Je veux que la grande communauté de l’ESR redevienne actrice de son évolution, et non plus victime. Car je fais confiance à cette communauté.

Redonner rapidement confiance à la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche. Puis lui faire confiance pour se transformer. Redonner confiance à la société et faire confiance à la société. Voilà un concept qui serait une réponse radicale au sarkozysme.