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La criminologie érigée en discipline autonome, Nathalie Brafman et Isabelle Rey-Lefebvre, Le Monde, 13 mars 2012

mercredi 14 mars 2012

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La décision est prise, l’annonce est imminente. Malgré l’opposition farouche de la communauté universitaire, le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a décidé de créer une nouvelle discipline universitaire autonome : la criminologie.
Une section spécifique sera ouverte au sein du Conseil national des universités (CNU), une instance nationale arbitre des carrières des enseignants-chercheurs. Le ministre, Laurent Wauquiez, devrait signer un arrêté, jeudi 15 mars, pour créer la filière "criminologie".

Partisans et adversaires s’opposent depuis plusieurs années. Les premiers estiment qu’en instaurant une filière "criminologie" complète de formation et de recherche à l’horizon de cinq à dix ans avec ses enseignants, ses chercheurs et ses doctorants, il sera mis fin à un enseignement jugé disparate et peu lisible. Aujourd’hui, 130 diplômes avec une spécialité de criminologie sont délivrés dans une quarantaine d’universités dont plus de 70 masters et 57 diplômes d’université.

Les seconds y voient surtout une décision politique, étrangère à toute démarche scientifique. Ils font valoir que, depuis bientôt un siècle, la criminologie est en France une branche du droit pénal. "Il faut arrêter ce discours qui consiste à dire que les sciences criminelles n’existent pas en France !", explique Laurent Mucchielli, sociologue au CNRS, spécialiste de la délinquance. Mais aussi en finir avec les fantasmes véhiculés par certaines séries américaines - comme "Les Experts", sur la police scientifique de Las Vegas - et qui contribuent à populariser le "métier" de criminologue. "Je reçois des mails d’étudiants qui me disent, je voudrais être criminologue, comment je peux faire ?, raconte-t-il. Je leur réponds, ne rêvez pas ! La police scientifique n’a rien à voir avec les héros de cette série."

A l’origine de ce projet soutenu par des personnalités venues d’horizons divers, le très influent Alain Bauer, conseiller officieux de Nicolas Sarkozy. Depuis 2008, il plaide pour la création d’une filière universitaire mêlant relations internationales et criminologie. Loïck Villerbu, ex-directeur de l’Institut de criminologie et de sciences humaines de Rennes, aujourd’hui à la retraite et expert indépendant, est aussi un fervent partisan de l’institutionnalisation de la criminologie.

"ÉCLATEMENT"

Dans un rapport remis en 2010 à Valérie Pécresse, alors ministre de l’enseignement supérieur, et cosigné avec Christian Vallar, doyen de la faculté de droit de Nice, il préconise la création d’une section criminologie au sein du CNU. "Nous souffrons d’un éclatement de cette discipline, qui ne permet pas une réflexion critique et fait prendre du retard à la France dans ce domaine", souligne-t-il.

"Faux ! s’insurge Laurent Mucchielli. Dans les pays anglo-saxons, la criminologie est une sous-discipline au sein des études sociales. Il n’y a ni juristes, ni médecins, ni psychologues. Dans les pays francophones (Québec, Belgique), elle est enseignée avec la sociologie ou encore la psychologie."

Depuis 2008, la communauté universitaire n’a pas ménagé ses efforts pour s’opposer à la création d’un enseignement spécifique. Elle est formelle : la criminologie ne peut pas être une discipline autonome, elle relève d’un champ d’étude interdisciplinaire qui va du droit à la sociologie en passant par la démographie, l’économie ou encore la psychologie... "Un enseignant-chercheur en sociologie pénale doit d’abord être un bon sociologue, avant de se prétendre criminologue. Idem pour un psychiatre auprès des tribunaux", explique Jean-Baptiste Thierry, maître de conférences de droit privé, dans un appel lancé en 2011.

Pour Fabien Jobard, chercheur au CNRS et directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, "instituer la criminologie comme discipline à part entière présente un immense danger, car on pourrait en venir à ce qu’un juge de l’application des peines s’appuie sur l’expertise d’un de ces soi-disant criminologues, peut-être diplômé mais sans aucune connaissance des sciences psychiques ni compétence médicale, pour établir un diagnostic de dangerosité, définir une thérapie pour un délinquant sexuel, accorder ou non une liberté conditionnelle."

"FRILOSITÉ"

Face à la fronde, une consultation publique a bien été lancée en 2011 par le ministère, qui a refusé d’en publier les résultats. "Nous avons reçu une centaine d’interventions de chercheurs et d’enseignants-chercheurs, de docteurs, qui nous ont expliqué les difficultés qu’ils ont à trouver des débouchés et une reconnaissance", explique l’entourage du ministre pour justifier la création de la discipline. Mais, à la question : quel vivier d’étudiants et d’enseignants ?, le ministère n’apporte aucune réponse.

Alain Bauer, quant à lui, dénonce "la frilosité" de l’université française. "Le CNAM a été créé parce que l’université refusait les sciences et techniques, l’Inalco parce qu’elle refusait les langues orientales, les écoles de journalisme parce qu’elle ne reconnaissait pas cet enseignement..., assène-t-il. Il existe des professeurs de criminologie partout dans le monde, sauf en France. Il faut en finir avec cette spécificité."

La contestation déborde le milieu universitaire. Le magistrat et président de l’Association française de criminologie, Alain Blanc, dénonce "la méthode opaque du ministère et la vision sécuritaire sous-tendue par ce projet".

Nathalie Brafman et Isabelle Rey-Lefebvre