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Quelle Europe pour l’Université ? Dix questions de Sauvons l’Université aux candidats aux élections européennes (28 mai 2009)
samedi 6 juin 2009
Appel aux candidats, partis politiques, collectifs et citoyens pour que la campagne des élections européennes pose enfin la question de l’enseignement supérieur et de la recherche. Loin des bonnes intentions et lieux communs habituels, dix questions posées aux candidats par Sauvons l’université.
Ce texte est en accès libre sur le site de Médiapart
Aujourd’hui, nous, universitaires français, excédés par plusieurs mois de manipulations et par le processus de destruction des savoirs et de nos métiers, le mépris souverain de nos gouvernants pour la formation de citoyens éclairés et pensants, nous demandons aux candidats aux élections du Parlement européen du 7 juin de prendre clairement position contre le dévoiement des missions de l’université, dissimulé sous une novlangue managériale incompatible avec un véritable enseignement et une véritable recherche.
Dans le processus de Bologne, l’Europe s’est engagée à développer ce qu’elle a appelé « la société de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde », en réalité la seule « économie de la connaissance ». Pour cela, l’Europe a choisi d’appliquer les techniques managériales de gestion et d’évaluation aux secteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche, la « méthode ouverte de coordination » (MOC). Cette méthode confère un rôle primordial aux conseils intergouvernementaux, à la Commission européenne dans la définition des orientations et les processus de décision, mais en exclut le Parlement et la Cour de Justice. Est-il acceptable que de telles questions échappent à la représentation populaire européenne ?
L’application des techniques managériales à la gestion de toutes les structures d’enseignement et de recherche conduit ainsi à l’instrumentalisation de la notion de « connaissance » dans une perspective purement économiciste. Sous couvert d’harmonisation, elle tend à l’uniformisation des structures universitaires pour les mettre en concurrence, au détriment des formations. Fondée sur le benchmarking (la production infinie d’étalons jamais atteints de compétitivité), la politique mise en oeuvre asservit les gouvernements. Elle conduit à des analyses infondées et promeut des processus d’évaluation insensés.
La démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur, l’idée même que nous nous faisons de la recherche sont aujourd’hui en conflit avec la construction d’un « marché européen de la recherche et de l’innovation ». Nous ne pouvons laisser à l’idéologie du marché - qui détermine la refonte de l’enseignement supérieur et de la recherche au niveau européen - le soin de définir ce que sont l’accès démocratique au savoir, la transmission des connaissances et la recherche véritable. Nous le pouvons d’autant moins que cette idéologie a déjà montré ses effets destructeurs sur l’organisation, les conditions et la qualité du travail ainsi que la créativité.
La principale caractéristique des « réformes » adoptées, en France comme ailleurs, dans le cadre de ce « processus de Bologne » est de se faire sans, voire contre, la communauté universitaire. À cet égard, la situation française est une caricature d’imposition par le haut d’une transformation radicale jamais formulée pour ce qu’elle est, alors même que la méthode de coordination est dite « non contraignante ».
Depuis le vote de la loi LRU trois mois tout juste après l’élection de Nicolas Sarkozy, l’université et l’enseignement voient grandir une contestation profonde des principes sur lesquels se fondent les « réformes » actuelles. Ces dernières, inaptes à résoudre les difficultés propres du système français, détruisent ses fondements : publique, laïque, démocratique, l’université française s’appuie sur une articulation forte entre enseignement et recherche, elle préserve un accès démocratique à l’enseignement supérieur à côté d’autres structures fortement élitistes. Nous rappelons l’engagement des pays membres à respecter les spécificités nationales dans le cadre du processus de Bologne : dans cette perspective, l’Europe ne doit pas servir à détruire les caractéristiques qui ont fait la force de l’université française.
Pour que les universitaires ne se détournent pas de la construction européenne, il faut que la politique européenne en matière d’enseignement et de recherche soit radicalement transformée. Il faut que la question même de l’enseignement supérieur, d’un accès démocratique de tous au savoir, revienne explicitement dans les objectifs politiques européens. En Europe comme en France, il est nécessaire de mettre fin aux manipulations sémantiques et aux faux-semblants. Plusieurs contre-vérités constituent en effet le socle de la politique européenne actuelle en matière d’enseignement supérieur et de recherche.
1. La concurrence généralisée, meilleure que l’émulation académique ?
Il n’est pas vrai que la mise en concurrence des individus (étudiants, chercheurs, enseignants, personnels administratifs et techniques) et des établissements (universités, organismes publics de recherche, instituts) favorise l’augmentation des connaissances et crée le cercle vertueux d’un partage enrichissant chacun des partenaires.
Nous affirmons que la recherche est une activité collective qui suppose la collégialité et l’émulation, le partage des savoirs et la coopération internationale. L’émulation est un des moteurs de la recherche et de la création : elle permet un véritable travail en équipe et un partage fécond des connaissances. Elle est incompatible avec la concurrence, guerre de tous contre tous et entrave à une vraie circulation des savoirs.
2. La précarisation, un mode de gestion efficace de la recherche ?
Il n’est pas vrai que les contrats précaires, opposés au statut stable de fonctionnaire, soient un levier d’amélioration de la recherche et de l’enseignement ; il n’est pas vrai que la précarité développe la « compétitivité » des individus dans le champ scientifique. Elle dévalue la diversité des compétences essentielles à la recherche dans tous ses aspects et à tous ses niveaux. Elle engendre soumission et conformisme scientifiques. Efficace ? Elle a pour effet d’atomiser le monde de l’enseignement et de la recherche, de le rendre dépendant du bailleur de fonds, du donneur d’ordre et/ou de la tutelle bureaucratique.
Nous affirmons que la recherche libre nécessite un emploi stable, seul garant de l’autonomie scientifique vis-à-vis de toutes les tutelles, qu’elles soient académiques, politiques, économiques ou bureaucratiques.Nous affirmons que l’Europe doit encourager les États à favoriser la recherche et l’enseignement supérieur par des plans nationaux pluriannuels de postes statutaires.
3. Évaluer pour sanctionner ?
Il n’est pas vrai que l’évaluation soit une opération mathématique relevant de l’objectivité scientifique et de la neutralité technique. Les critères qu’elle utilise ne sont jamais universels. En une vingtaine d’années, elle a cessé d’être conçue comme nécessairement collégiale, prospective, comparative pour devenir un outil de gestion budgétaire ainsi qu’un instrument anonyme de sanction financière et morale des individus et des structures.
Nous affirmons que l’évaluation peut être le moyen de construire sa place dans le champ scientifique, à condition que cette évaluation soit plurielle, contradictoire et qualitative. Elle n’a de sens que si elle permet de soutenir les efforts de recherche et d’enseignement, ainsi que l’émulation, non d’instaurer et de faire fonctionner la concurrence en encourageant notamment une vaine course à la publication.
4. Employabilité ou formation ?
Il n’est pas vrai que la professionnalisation des études soit l’instrument d’une insertion professionnelle durable et de qualité, pas plus que l’allongement des études n’est automatiquement synonyme d’amélioration de la formation. Une professionnalisation étroite risque au contraire de limiter les possibilités d’adaptation de chacun aux transformations futures.
Nous affirmons que la question de la professionnalisation est posée aux universités par l’existence d’un chômage structurel et la massification des étudiants depuis quarante ans. Nous affirmons qu’elle n’est actuellement pensée qu’en termes d’employabilité à court terme au détriment d’une réflexion sur ce qu’est une formation véritable.
5. Le Classement de Shanghai, veau d’or de l’Europe de la connaissance ?
Il n’est pas vrai que le classement de Shanghai soit un indice exact de la valeur des enseignements et de la recherche proposés dans les universités. Le regroupement et l’augmentation de la taille de certaines universités françaises les feront mécaniquement remonter dans ce classement, mais ils ne signifieront pas pour autant amélioration de la formation et de la recherche dans ces établissements.
Nous rappelons en revanche que si les communicants voulaient utiliser honnêtement ce classement pour évaluer la « performance » des universités et de la recherche françaises, ils devraient rappeler que la France se place au 6e rang mondial, alors que la part du PIB consacrée à l’enseignement supérieur et à la recherche la classe 18e des pays de l’OCDE.
Nous affirmons que seuls les ignorants croient encore à la pertinence du classement de Shanghai, inapte à rendre compte de la manière dont l’université accomplit ses missions.
6. L’autonomie, nouveau paradis académique ?
Il n’est pas vrai que l’« autonomie » des universités octroyée par la loi LRU leur donne une indépendance scientifique, pédagogique et financière.Elle ne leur attribue qu’une responsabilité de gestion, sous contrôle renforcé de leur ministère de tutelle. Elle leur confère la tâche de gérer l’ensemble du budget de l’université. Elle fait de la masse salariale la principale variable d’ajustement de cette gestion : c’est donc sur le potentiel humain que se feront nécessairement les économies budgétaires des universités passées aux « compétences élargies ».
Nous affirmons que la seule autonomie digne de ce nom est l’autonomie scientifique. Celle-ci repose pour les enseignants-chercheurs et les chercheurs sur la stabilité d’un statut national, pour les établissements sur le renforcement des compétences des organes universitaires scientifiques, et leur capacité à orienter les choix de l’université. Rappelons qu’à l’inverse, la loi LRU prive les conseils scientifiques de toute véritable capacité d’intervention dans la politique de l’université.
7. La « gouvernance » et le « pilotage », nouveaux arts de gouverner ?
Il n’est pas vrai que le « pilotage » nouveau de la recherche et de l’enseignement supérieur favorise la rationalisation, l’efficacité et la transparence des directions que la notion de gouvernance prétend promouvoir au niveau national et au niveau européen. Au contraire, il promeut un modèle autoritaire de la direction des structures de recherche et des universités. La notion de « gouvernance » procède d’un discours managérial de la direction qui n’a rien à voir avec l’art de gouverner.
Nous affirmons que la collégialité est un des instruments essentiels de l’organisation et de la politique des universités ; elle devrait l’être pour les organismes. Nous affirmons que seule la représentation, fondée sur le vote, garantit la légitimité des personnels de direction, à quelque niveau que ce soit. La nomination ne garantit que l’autoritarisme de ceux qui sont en position décisionnaire, elle biaise et fragilise leurs choix administratifs et scientifiques, elle entretient le clientélisme et favorise le conformisme de la recherche et des carrières.
8. Le financement sur projet, pierre philosophale de la recherche moderne ?
Il n’est pas vrai que le financement sur projet et par objectif garantisse la qualité de la science.Le financement sur projet accentue la mainmise du pouvoir économique et politique sur la recherche ; il favorise les grosses équipes, le gonflement artificiel des budgets et le développement technologique, sans permettre pour autant la critique des connaissances scientifiques.
Nous affirmons que toute recherche de qualité nécessite des structures stables, dotées de fonds pérennes et suffisants. Seule la stabilité permet de « faire de la recherche », impliquant prise de risque, adaptabilité aux résultats, persévérance, bifurcations et découvertes véritablement innovantes, non inscrites dans les projets préalables.
9. Simplification ou multiplication des structures bureaucratiques ?
Il n’est pas vrai que nous allions vers une simplification des modes du fonctionnement de la recherche, créant des économies au niveau national comme au niveau européen.La multiplicité croissante des structures de financement actuel de la recherche, notamment au travers d’innombrables agences, produit opacité, stérilité et bureaucratie. Elle implique une dépense de temps, d’énergie et de moyens considérable : un véritable gaspillage scientifique, humain et financier.
Nous affirmons que la pluralité des structures de recherche et d’enseignement constitue une garantie de leur indépendance politique et de leur qualité. Cette pluralité doit être protégée par les États et encouragée par l’Europe. Nous affirmons qu’elle est la véritable justification, le véritable intérêt de la circulation des étudiants, des enseignants et des chercheurs entre les pays de l’Union.
10. L’endettement à vie, un avenir radieux pour les étudiants ?
Il n’est pas vrai que le recours massif au prêt étudiant permette d’augmenter les dotations des universités, ni qu’il soit socialement équitable. Les exemples anglo-saxons montrent qu’il accroît la sélection sociale et n’est qu’une façon pour l’État de faire payer aux étudiants et à leurs familles son propre désengagement.
Nous affirmons que l’université est un service public et qu’à ce titre, l’État doit en garantir le financement et l’accès pour le plus grand nombre.
« Il n’y a pas d’alternative », vraiment ?
Ces questions sont fondamentales. Nous sommes face à un choix de société. Il n’est pas vrai que la politique européenne de recherche et d’enseignement soit un processus irréversible, ni que la destruction des services publics de l’enseignement supérieur et de la recherche soient obligatoires et inéluctables.
L’université et la recherche deviendront-elles les instruments normalisés, atomisés, précarisés, garrottés de l’économie globale ? La volonté politique existe-t-elle de confirmer l’université et la recherche dans leur fonction de formation des hommes et des savoirs, dans leur mission de transmission et de création ?
Les représentants élus des pays de l’Union ont une responsabilité devant l’histoire de ce continent. Nous refusons que Bologne, nom d’une des plus anciennes et prestigieuses universités d’Europe, soit à l’avenir associé à une entreprise de destruction de la connaissance. La stratégie de Lisbonne doit être renégociée en 2010 : l’occasion à ne pas manquer d’en modifier radicalement les orientations.
[/Sauvons l’Université !/]