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Au delà de la crise sanitaire : redonner une mission à l’Université et du sens à notre métier - Sauvons l’Université, 19 mai 2020
mardi 19 mai 2020, par
1. Constat
La crise sanitaire est un révélateur des principes de fonctionnement du système mis en place dans l’ESR depuis quinze ans : les décisions prises dans l’urgence pour y faire face sont le plus souvent un instrument de renforcement de ces principes.
Si des réponses ont été apportées – tardivement, mais ce fut le cas partout en France – pour gérer le confinement en protégeant les étudiants et les personnels, si les risques ont été contrôlés et si le « lien » a souvent été maintenu, au prix d’efforts considérables, avec un nombre non négligeable d’étudiants et d’étudiantes, beaucoup d’entre eux ont cependant été laissés de côté pour des raisons sociales, sanitaires ou logistiques : de 10 à 40 % au moins selon les universités et les années d’études. Malgré les difficultés dans lesquelles les personnels administratifs et enseignants se retrouvaient pour exercer leur métier, la défense illusoire de la « continuité » à tout prix l’a souvent emporté dans les mesures prises par les présidences, comme si l’enseignement à distance et le télétravail pouvaient remédier à tous les problèmes.
La seule « continuité » qui a été assurée est bien à ce titre celle de la forme des décisions jusqu’à reproduire parfois les pratiques du pouvoir au plus haut niveau au mépris de la réalité des situations. Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, la législation permet un gouvernement extraordinaire des universités, qui passe notamment par la prolongation des équipes présidentielles sortantes [1], les dotant de pouvoirs exceptionnels bien au-delà de la seule gestion des affaires courantes. Les instances collégiales ont ainsi été affaiblies, réunies dans des circonstances problématiques – lorsqu’elles étaient réunies –, les directions administratives universitaires renforcées s’adressant directement aux membres des instances en court-circuitant ces dernières : ainsi des CHSCT, cruciaux en cette période.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Le cadre institutionnel actuel, qui n’imagine que concentration du pouvoir et contraintes renforcées sur les acteurs, est tout aussi inadapté à la gestion de l’urgence absolue et au temps resserré de la crise qu’il l’était au quotidien des facs. La bureaucratie autoritaire promue ces dernières années ne voit rien, n’entend rien, n’écoute pas. Imposé sous le nom d’« autonomie des universités », ce dispositif tient par l’existence d’un petit groupe d’experts auto-proclamés, pris depuis quinze ans dans un jeu de chaises musicales bien orchestré qui les conduit à se partager et s’échanger les postes de pouvoir (tour à tour présidences, cabinets ministériels, rectorats, directions d’administration centrale ou d’agences, direction de Comue, charges de missions nationales, nomination au tour extérieur dans telle ou telle institution étatique), avec les avantages matériels et les lourdes primes afférentes à ces fonctions. Cette bureaucratie hors-sol s’est éloignée peu à peu de tout lien effectif avec les réalités qu’elle est censée organiser et administrer, toujours en retard ou en avance d’une (mauvaise) mesure. En temps normal ce système irrite et dysfonctionne ; en temps extraordinaire, ses effets peuvent devenir dramatiques.
Aussi cette crise appelle-t-elle chacun et chacune d’entre nous à réfléchir aux formes que peut prendre notre réaction, notre résistance si besoin est, face au cadre imposé au nom de l’urgence, lequel risque de transformer notablement et durablement les conditions d’exercice de notre métier à tous les niveaux – administratif, pédagogique, scientifique.
2. L’évaluation n’est pas la seule fin de l’enseignement universitaire
Dans un nombre trop grand d’universités, l’exigence qui a été placée au tout premier rang a été l’évaluation des étudiants alors même que les enseignements n’étaient, pour la plu-part, que partiellement dispensés. On prétend dissiper les inquiétudes des étudiants en précisant les conditions de validation de leur année universitaire, et on n’écoute pas les représentants des étudiants, comme le montre bien ce qui vient de se passer dans la CFVU de Paris I, où leurs propositions ont été successivement écartées sans vote, puis votées, puis éliminées de nouveau parce que contradictoires avec l’avis du ministère et la conviction du président d’université encore en place. Le degré de sophistication imaginé pour rendre possibles envers et contre tout des examens en ligne est à la mesure de l’incompréhension de l’état dans lequel se trouve une part importante d’entre eux. La réalité est que des milliers de personnes étudient dans des conditions très difficiles, certaines ne peuvent simplement plus étudier parce que leur premier objectif est de se nourrir. Dans ces conditions, imposer une évaluation des étudiants n’a plus rien à voir avec la transmission d’un savoir.
Des marges de manœuvre existent pourtant : la multiplicité des choix de validation (certaines universités ayant opté pour une validation du second semestre par un contrôle continu intégral, d’autres par un « 10 améliorable », d’autres encore ayant mixé contrôle continu et examens en ligne), la multiplicité des calendriers retenus (report ou suppression de la seconde session, maintien du calendrier initial) ouvrent bien des possibles… à condition d’écouter les demandes de ceux qui sont l’université. Pourquoi le Ministre de l’Éducation nationale, qui n’est pas connu pour être un grand révolutionnaire, peut-il annoncer qu’aucune note obtenue durant le confinement ne sera prise en compte dans les moyennes des lycéens tandis qu’il peut se passer exactement le contraire localement à l’université ? Le « fonctionnalisme du pire » – la réduction de ce qu’est l’État républicain, ici dans sa dimension éducative, à sa seule logique de domination technocratique – transforme les universités en usines à diplômes et produit de la certification à tout prix, quel qu’en soit le coût humain.
Ce que la pandémie révèle ainsi, c’est que la notation des étudiants en vue de l’obtention des fameux « crédits » auxquels donne droit chaque unité d’enseignement validée et qu’il faut cumuler pour décrocher son diplôme a acquis un statut cardinal, presque mystique, qu’elle est la clé du système, son objectif central. Rien de plus révélateur à cet égard que la mise en place de systèmes de télésurveillance des examens à distance très intrusifs portant atteinte aux libertés individuelles [2] ou, a contrario, la suspension pour faute grave d’un enseignant ayant choisi « de proposer un QCM beaucoup plus simple que les épreuves habituelles » pour ne pas pénaliser ses étudiants [3]. C’est l’accomplissement de la politique générale qui, depuis 2004, a cherché à mettre l’université au service d’une « économie de la connaissance » supposant un marché, la concurrence, des clients et des produits, des certifications qui valident les produits.
3. L’université ne peut être fondée sur la distance
La seconde priorité des présidences d’université a été et est toujours la rentrée de septembre. Les premières annonces sur le fait qu’on ne changerait rien et que tout serait mis en place selon ce qui était prévu avant la pandémie se sont déjà avérées déplacées. À l’étranger, en Italie par exemple, nombre de ministères ou d’institutions universitaires ont annoncé qu’il est inenvisageable d’organiser la rentrée universitaire de la même façon que d’habitude ; dans une tribune récente, Corey Rubin, enseignant à l’université publique de la ville de New York, a critiqué la nécessité qu’il y aurait à rouvrir en septembre les universités états-uniennes simplement pour éviter une banqueroute du secteur de l’enseignement supérieur et appelé au contraire à une résurrection de l’université publique [4]. En France, la ministre de l’ESR et la CPU, qui lui sert tour à tour de courroie de transmission et d’inspirateur, se gardent bien de tout discours clair sur la question. Chacun attend de voir ce qui va se passer tout en faisant mine de contrôler ce qui se passe et de maîtriser des événements qui lui échappent, en s’accrochant comme un naufragé au radeau de ses prérogatives institutionnelles. Les directions universitaires s’inscrivent dans la logique du gouvernement par ordonnance dont l’un des effets majeurs est de dissimuler ce que les décideurs n’ont pas compris, de mentir et de fermer le débat public. Seule réponse apportée à la crise, donc, l’enseignement à distance, fondé sur l’outil numérique, présenté comme la panacée, solution qui a envahi le débat public et s’impose déjà dans les universités.
Or, instruits par l’expérience des deux derniers mois, nous affirmons que le recours massif au numérique engendre un enseignement dégradé [5]. Fortement exigeant en termes de travail pour les enseignants, il fait perdre à l’enseignement son fondement : l’échange et l’interaction. L’individualisation des situations qu’il implique renforce un rapport consommateur à l’enseignement. En défaisant les phénomènes collectifs des groupes d’étudiants, qui s’entraident et s’informent, il développe en outre un rapport particularisé aux enseignants, très intrusif en termes de temps et d’espace pour ces derniers. C’est que la formation ne se réduit pas à la simple communication. On le savait déjà : les MOOC, ça ne marche pas comme outil premier d’enseignement. Les grandes universités états-uniennes qui les avaient mis en place au début des années 2010 en sont déjà revenues [6]. Non qu’il faille tout rejeter de l’enseignement à distance. Mais une évaluation exacte doit être faite de ses conséquences, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Surtout, il n’a de sens que subordonné à l’enseignement « en présentiel ». L’expérience des deux mois de confinement le montre : c’est parce qu’un lien existait déjà que le « distanciel » a pu, dans certains cas, fonctionner. Reste que parler de « continuité pédagogique » est un abus de langage ; penser que l’enseignement à distance pourrait remplacer l’enseignement en présence des étudiants est une aberration.
La tentation est pourtant là, au ministère et dans les directions universitaires, de développer l’enseignement numérique, fortement promu par la Commission européenne et vieille lune des « réformateurs » en France qui n’ont pas vu se développer à la hauteur de leurs ambitions le portail « France Université Numérique » qu’ils avaient lancé en 2012. On com-prend bien leur intérêt : pas de résidences ni de restaurants universitaires à construire, pas d’occupations des universités par des étudiants contestataires, une atomisation du public qui permet le contrôle et sélectionne les plus motivés, la possibilité de répliquer les enseignements et de vendre les modules, la possibilité éventuellement de contrôler l’enseignement des universitaires. Et pourquoi pas, aussi, un moindre besoin d’enseignants-chercheurs et des économies sur cette masse salariale qui grève les budgets des universités « autonomes ». Le recours massif aux vacataires pour assurer des enseignements fondamentaux a été un indice fort de cette approche de l’enseignement supérieur où l’ETP (emploi à temps plein) est la mesure du bon fonctionnement d’un diplôme, indépendamment de ce que chacun y apporte de singulier sur le plan intellectuel. Si nous n’y prenons pas garde, l’extension de l’enseignement et de la certification numériques renforcera encore davantage le pouvoir central bureaucratique et les logiques néolibérales à l’œuvre dans les universités depuis quinze ans. C’est aux acteurs eux-mêmes de décider de la manière dont il est possible de se saisir des outils numériques, de les mettre en place pour accompagner les étudiants en instaurant une articulation positive avec l’enseignement « en présentiel ».
4. Quelle rentrée ?
Il est probable que ni la rentrée universitaire, ni le premier semestre, ni l’année académique dans son ensemble ne pourront se dérouler de manière ordinaire. La circulation durable du Covid 19, plus ou moins prononcée selon les régions, et le risque de rebond épidémique, impliquent des mesures et des précautions sanitaires qui heurtent les conditions habituelles de l’enseignement dans les universités de masse françaises.
Nous sommes à la croisée des chemins. Soit les présidences d’université et les cadres de « l’administration administrante » prennent seuls les choses en main, soit la communauté universitaire se ressaisit collectivement de ses métiers et de ses pratiques. Soit priorité est don-née au maintien à tout prix des calendriers, au basculement vers l’enseignement à distance compris avant tout comme enseignement numérique, au court-termisme appelé par le manage-ment dans l’urgence, à la gouvernance par injonctions bureaucratiques, à l’enseignement et la certification d’agrégats virtuels, à la gestion de flux estudiantins par des tableaux Excel con-fondus avec le réel, soit on renoue avec des pratiques maîtrisées et réflexives de nos métiers et on réfléchit à ce que signifie un service public d’enseignement supérieur et de recherche : accueil des étudiants pour la transmission de savoirs et de savoir-faire irrigués par la recherche ; préservation d’une pluralité éducative et pédagogique, y compris à distance, avec le recours à une large palette de supports, incluant le numérique mais aussi le plus classique enseignement par correspondance ; concertations collectives dans les instances collégiales des universités pour décider et mettre en œuvre les enseignements.
Les moyens d’organiser la rentrée sont nombreux et méritent d’être discutés :
* définir collectivement en juin-juillet l’organisation de l’année universitaire 2020-2021, en prévoyant des plans modulables ;
* décaler les rentrées universitaires générales (début octobre ? plus tard ?) pour se donner le temps des ajustements pratiques en fonction de l’évolution sanitaire, potentiellement variable selon les régions, notamment pour ce qui concerne l’accueil des nouveaux étudiants de L1 ;
* découpler l’enseignement et la certification au premier semestre, voire « dé-semestrialiser » l’année universitaire ;
* différencier l’accueil des étudiants en fonction à la fois de leurs effectifs et de leur degré de maturité (à l’instar de l’enseignement élémentaire ou secondaire). Cette me-sure, qui implique un effort budgétaire, pourrait notamment permettre d’accueillir les étudiants de première année dans le cadre d’un enseignement hybride au 1er semestre, « en présentiel » et à distance ;
* proposer des solutions à géométrie variable tenant compte des contraintes pratiques selon les universités : enseignement par roulement pour les TD (réduisant la moitié des effectifs sur sites) ; dédoublement (ou plus) des cours en amphis…
* reporter d’un an la mise en œuvre du LMD 4 dans les universités concernées afin d’éviter, au mieux un lancement chaotique des nouvelles maquettes dans un contexte de profondes et nombreuses incertitudes [7].
La liste n’est pas close. Ces mesures doivent évidemment être accompagnées des moyens nécessaires, surtout en termes de postes, dans une Université qui manque déjà cruellement de titulaires [8].
Qu’une institution fasse preuve de sa capacité à faire face à l’urgence ne démontre en rien que cette institution n’est pas en crise. L’exemple de l’hôpital avec lequel nous avions établi il y a quelques mois un parallèle avec l’université le démontre : les personnels soignants ont agi avec courage et abnégation face au Covid 19 sans jamais renoncer à leur constat sur la situation catastrophique de l’hôpital public. Il en va de même pour l’enseignement supérieur : la réponse au malaise universitaire n’est pas, ne peut pas être, la LPPR telle qu’elle a été pensée jusqu’à présent. Les solutions sont à trouver dans l’université elle-même : en réinvestissant nos institutions, en réaffirmant nos missions de service public, en retrouvant du sens aux métiers de la formation et de la recherche.
La bureaucratie autoritaire et la mise en œuvre à marche forcée de l’enseignement et de l’évaluation numériques ne sauraient être l’horizon imposé aux communautés universitaires. En un tel climat d’incertitude sur ce que sera la rentrée, le risque est réel aujourd’hui d’une certaine passivité de la communauté universitaire vis-à-vis des décisions qui touchent à son avenir. La difficulté d’anticiper ce qu’il sera possible ou non de faire, la soumission à un fonctionnement vertical, sans concertation ou à travers des informations partielles, rend possible un état de sidération et une atomisation. Le surcroît de tâches produit par le confinement et la fermeture des établissements favorisent en outre une gestion de la situation au jour le jour, rendant plus difficile la réflexion critique et la projection dans l’avenir.
Pourtant, nous avons collectivement démontré que nous tenions à maintenir le lien avec nos étudiants, que nous parvenions à le faire souvent, et à l’occasion que nous savions être inventifs pour contourner les injonctions abstraites à une évaluation myope. L’expérience récente montre que c’est bien la communauté universitaire qui peut ouvrir les possibles afin de remplir au mieux sa mission de service public. C’est à partir de ce constat, non à partir des injonctions du Ministère de tutelle et de la Conférence des présidents d’université, que pourra être inventé quelque chose d’utile, tout comme c’est à partir des personnels des hôpitaux, liés et unis par l’expérience radicale qu’ils traversent actuellement ensemble, que pourra s’effectuer une réforme de notre système de santé. À nous de nous saisir collectivement de cette possibilité à tous les niveaux, dans les départements, dans les UFR, dans les conseils centraux, dans les laboratoires pour ne pas nous laisser dicter notre avenir par celles et ceux qui ont cessé de lui appartenir.
Sauvons l’Université !
[1] Par exemple à Nanterre ou à Bordeaux Montaigne, Lyon, Montpellier…
[2] Lire cette tribune parue dans Libération le 12 mai 2020.
[4] Corey Robin, « The Pandemic Is the Time to Resurrect the Public University », The New Yorker, 7 mai 2020.
[5] Voir aussi cette tribune d’universitaires dans Libération du 19 mai 2020.
[6] « Les MOOC font pschitt » - Marine Miller, Le Monde Idées, 22 octobre 2017 : Présentés il y a cinq ans par les universités américaines comme une révolution pédagogique, ces cours en ligne ont-ils tenu leurs promesses ?
[7] Pour mémoire, nous avons signé l’appel demandant solennellement que le Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, s’abstienne de prendre toute mesure réglementaire qui ne soit pas justifiée par l’épidémie de Covid-19.
[8] Voir la tribune parue dans Le Monde du 18 mai 2020.