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Naissance d’une nouvelle bureaucratie
par Jean-Louis Fournel (Paris 8-SLU)
dimanche 7 septembre 2008, par
[|La recherche, l’université et l’an I de Nicolas Sarkozy :
naissance d’une nouvelle bureaucratie|]
Quand les informations sur l’enseignement supérieur et la recherche brisent l’invisible paroi de verre qui, en l’absence de manifestations étudiantes, les confine aux brèves hâtives, il y est question pêle-mêle d’éclatement du CNRS, de confirmation du rôle central de la CPU, d’augmentation des budgets de l’ANR, de mise en place à marche forcée de la loi LRU et des certitudes affichées de l’AERES. L’avalanche des acronymes peut rebuter les lecteurs les mieux disposés mais il faut pourtant passer par là pour décrypter une politique aussi cohérente qu’inédite et, par bien des aspects, irréversible, mise en place depuis un an dans l’enseignement supérieur et la recherche de notre pays.
Commençons donc par une petite présentation des acteurs de la pièce en train de se jouer (farce ou tragédie, nul ne le sait encore, la seule chose certaine est que le Président de la république en est le metteur en scène). Ceux qui savent déjà excuseront le rappel et abandonneront la lecture de cet article mais la mise en série des instances fait sens et permet de s’interroger sur les quatre « piliers » de la politique de recherche présentés comme des propositions de bon sens par la Ministre : « universités puissantes et autonomes, recherche dynamique sur projet, organismes menant une politique scientifique d’excellence, une recherche privée plus active » (propos de la Ministre datant du 1er avril).
Le CNRS, le Centre national de la recherche scientifique, est une création sui generis né d’une vision française spécifique de ce que peut être un pilotage global de la recherche sans intervention massive de la tutelle gouvernementale et avec une capacité exceptionnelle de transdisciplinarité et de projection dans le temps long de la recherche. C’est cet organisme dont on prépare aujourd’hui l’éclatement en Instituts, dont on assèche les budgets par l’intermédiaire de l’ANR (voir plus loin) et dont on écarte certaines disciplines (Sciences Humaines et Sociales, Sciences du vivant, Informatique et communication). La transformation du CNRS en guichet, en simple agence de moyens, voulue explicitement par le Président de la République, marquerait clairement une prise en main directe de la recherche par le gouvernement (là encore une revendication explicite de N. Sarkozy dans son discours d’Orsay à la fin du mois de janvier 2008), en éliminant ce qui est peu productif pour l’économie (les lettres et les sciences humaines et sociales tout comme la biologie non tournée vers la production de médicaments, et, plus généralement, la plupart des recherches fondamentales).
La CPU c’est la Conférence des Présidents d’Université, une sorte de club des gouvernants universitaires, largement informel jusqu’aux années 1990 mais qui est en train de s’auto-promouvoir comme un acteur de premier ordre de la politique ministérielle et un redoutable lieu de lobbying. La loi votée à la sauvette en août dernier sous le nom de loi LRU (Libertés et responsabilités des universités) a d’ailleurs été préparée de concert par le cabinet de la Ministre et par certains présidents d’université. Dans sa logique, l’autonomie louée signifie d’abord « débrouillez-vous pour trouver de l’argent ailleurs ! », puisque les caisses sont vides, et « gouvernez-vous comme des entreprises ! », sans perdre un temps précieux dans des structures collégiales et paritaires, puisque, selon les mots délicieux de M. Benoist Apparu, auteur d’un récent rapport d’information parlementaire sur l’application de la loi LRU (avril 2008), il s’agit « d’adapter notre enseignement supérieur aux exigences du monde professionnel ». Sous couvert d’« autonomie », la loi promeut ainsi au niveau local une concentration extrême et très clanique des pouvoirs entre les mains des présidents et de leurs conseillers et, au niveau national, organise la compétition entre universités, étend sans limite le champ de la contractualisation (aux dépens des postes de fonctionnaires, devenus on le sait la seule variable d’ajustement du budget de l’Etat) en permettant le désengagement de l’Etat. La nomination au cabinet de la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, rendue publique le mercredi 11 juin, de M. Coulhon, Président de l’Université de Cergy Pontoise et vice-président de la CPU en exercice, est à cet égard le point d’aboutissement d’une certaine logique. Elle traduit aussi un mélange des genres, qui n’a rien d’étonnant dans le dispositif mis en place depuis un an, puisqu’un des membres les plus éminents d’une instance qui se prétend plus « technique » que politique est recruté, au cours de son mandat, dans le cabinet de sa Ministre de tutelle.
Reste à parler des deux « agences nationales », l’ANR et l’AERES. L’ANR c’est l’Agence Nationale de la Recherche un organisme créé afin de gérer l’essentiel des budgets pour la recherche en les attribuant à des projets à court terme (de 3 à 5 ans), en favorisant des thématiques arrêtées par le gouvernement et par le conseil de l’ANR (lui-même nommé par ledit gouvernement dans la plus grande opacité). Au passage, on encourage fortement les heureux bénéficiaires à recruter de jeunes chercheurs sur des CDD, ces collaborateurs étant appelés à grossir les rangs des travailleurs précaires de la recherche. Quant à l’AERES, elle est en charge de « l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur ». Or, « l’évaluation indépendante » est le socle de la politique actuelle, convoquée comme un leitmotiv, avec « l’autonomie », dans les « plans médias » de la Ministre. L’« évaluation » est la conséquence logique de la mise en place de cette curieuse « autonomie » mais pas au sens où, comme le discours officiel le présente, les universités parce qu’elles sont autonomes auraient besoin de s’évaluer par rapport à leurs « concurrentes » dans ce « marché de la connaissance » dont on nous abreuve : elle l’est parce que comme dans la loi LRU, comme dans la réforme du CNRS, comme dans le discours dominant de la CPU et comme, évidemment, dans les actes du gouvernement en place, l’horizon de prédilection est l’organisation des entreprises (pour ce qui est des mécanismes de fonctionnement quotidiens), la centralisation locale (pour les processus de décision), le pilotage direct par le Ministère de façon autocratique (pour ce qui est des vrais choix stratégiques). Le Président de l’AERES a pu ainsi mettre récemment au cœur de son discours l’appel à créer partout des « démarches qualité » (sic), dont on pouvait croire qu’elles ont plus leur place dans les manuels de marketing que dans les bureaux des universités. Il a pu aussi appeler chacun à une autoévaluation préparatoire et systématique (qui n’est pas sans rappeler de mauvais souvenirs). La conclusion du propos est ainsi - sans rire… - que l’agence qu’il préside a vocation à disparaître quand tout le monde sera « capable » de s’évaluer de façon crédible, dans un remake comique (involontaire et inconscient ?) du fameux dépérissement de l’État succédant inéluctablement à la dictature d’un groupe particulier chargé d’une mission historique !
Ce groupe, c’est dans notre cas celui de cette nouvelle bureaucratie des agences, de la CPU et des cabinets ministériels qui a ses tics, sa langue, ses objectifs, ses formes de connivence et ses logiques (la nomination plutôt que l’élection, les projets circonscrits plutôt que les hypothèses sans frontières, les cadres précaires et la contractualisation plutôt que les fonctionnaires, l’argent privé plutôt que l’argent public, la concurrence plutôt que la coopération, les primes plutôt que les salaires, l’autoritarisme plutôt que la collégialité etc.). Dans cette situation, la seule « indépendance » dont puissent se prévaloir les « agences » c’est l’indépendance par rapport aux traditionnels modes de gouvernement de l’enseignement supérieur et de la recherche par les pairs, selon des modalités diverses qui, malgré toutes ses imperfections, tentent, selon les lieux et les missions, de pondérer élection et nomination, objectifs ministériels légitimes et représentativité syndicale, reconnaissance des qualités scientifiques individuelles mais aussi de l’engagement administratif pour la collectivité. Les maîtres du nouveau système d’évaluation et d’attribution des budgets de recherche ne doivent en revanche leur place qu’au seul Ministère ou, pour les échelons inférieurs, à la cooptation par ceux que le Ministère a nommés : curieuse « indépendance » et curieuse « transparence » que celles-là. On remarquera que les agences de ce type dans des pays comparables au nôtre sont en général dotées d’un conseil scientifique indépendant du gouvernement.
Faut-il le préciser, l’auteur de ces lignes n’est opposé ni à l’évaluation, ni à l’autonomie des universités, ni à l’excellence, ni aux recherches sur projet et à la recherche privée, encore moins à la professionnalisation et pas même à une réflexion sur l’efficacité des gouvernements dans les universités (à la condition expresse de ne pas ignorer le caractère déjà présidentialiste du système précédent). Mais l’évaluation se doit d’être vraiment contradictoire, indépendante et fondée sur des critères et des objectifs clairement énoncés (sans compter qu’on oublie souvent que les universitaires et leurs équipes sont assujettis à de telles évaluations depuis longtemps). Mais l’autonomie des universités ne doit en aucun cas se limiter à une autonomie de gestion : elle est d’abord, elle a toujours été avant tout celle de la science, celle d’une libre production, transmission et circulation des savoirs. Mais la vraie excellence se construit à partir de la liberté de la recherche, non en répondant à des injonctions bureaucratiques nées des modes et qui mourront avec elles. Mais la recherche sur projet ne doit pas induire un déséquilibre des financements entre recherches ponctuelles de durée limitée, fonctionnement des laboratoires et ces autres recherches nourries d’autres temporalités et d’autres exigences ; quant à la recherche privée, si elle manifeste des lacunes certaines dans notre pays, c’est aussi parce que les grandes entreprises se sont confortablement installées dans le fait qu’il revenait à l’État de financer la recherche et, à cet égard, l’échec du crédit impôt recherche depuis quatre ans est significatif : loin de répondre aux attentes des gouvernements qui l’ont développé de façon exponentielle, il n’a pas eu d’effets multiplicateurs, a moins bénéficié aux PME qu’aux grandes entreprises qui en avaient le moins besoin, ou souvent a relevé de l’aubaine pour des sociétés qui de toute façon auraient investi cet argent dans la recherche et développement parce qu’elles devaient le faire. Pour ce qui est de la profesionnalisation, elle a toute sa place dans les universités mais ne doit pas en être le cœur car la préparation à une profession ne saurait être le but de toutes les filières des universités – il en a d’ailleurs toujours été ainsi dans l’histoire des universités et c’est encore souvent le cas dans des institutions d’enseignement supérieur très prestigieuses où l’on considère qu’il reviendra aux entreprises de compléter la formation professionnelle de leurs salariés.
Le système d’enseignement supérieur et de recherche est complexe et fragile : toucher une de ses pièces, c’est toucher toutes les autres et aujourd’hui on n’en épargne aucune ! L’éclatement du CNRS sera dommageable aux universités tout comme la paupérisation de bien des universités, par la mise en place de la loi LRU, et l’organisation d’une sauvage concurrence entre elles - pour le seul plaisir des anonymes concepteurs de classements internationaux tel le trop fameux classement de Shangaï - contribuera à stériliser les recherches en cours dans les grands organismes. L’avenir de la recherche et des universités de notre pays se construit dans un dispositif aux multiples facettes dont aucune n’est indépendante des autres : il n’y a pas de neutralité « technique » ou « pratique » des mesures concernant l’évaluation, l’organisation des grands organismes, l’autonomisation des universités ou la concentration des pouvoirs. Le pilotage centralisé, la nouvelle stratification de procédures aussi floues qu’autoritaires, la gestion dans l’urgence, le calendrier contraint imposé du haut et la création d’une novlangue administrative dont la maîtrise est réservée à la caste qui l’a créée sont les marques de cette frénésie de « réformes » : elle s’appuie sur une nouvelle bureaucratie appelée, comme toujours, à justifier son existence par de savants dispositifs, au mépris de la question de son utilité sociale. Et si l’on ajoute que la première caractéristique d’une bureaucratie est de construire les conditions de son installation dans la durée, le pire est à venir.
Jean-Louis Fournel
Paris 8-SLU