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L’université française existe-t-elle ? - Lise Wajman, Vacarme n° 48, été 2009

mercredi 22 juillet 2009

Du printemps 2009, l’histoire des mouvements sociaux retiendra ce paradoxe : rarement, dans le champ universitaire, une mobilisation aura à ce point « pris » ; et rarement, pourtant, elle aura trouvé si peu de prises, se heurtant moins à un refus qu’à une forme d’indifférence, de la part d’un gouvernement apparemment prêt à se passer d’interlocuteurs. En tenant l’université pour quantité négligeable, le pouvoir, passé maître dans l’usage politique de l’agenda, nie celles et ceux qu’il entend gérer : comment, dans ce contexte, imaginer à la rentrée un retour à la normale ?

Enfin. Il y a eu sans aucun doute une forme de soulagement à voir se déployer cet hiver et ce printemps une contestation universitaire profonde, massive, réunissant — tant bien que mal — enseignants, chercheurs, étudiants, personnel administratif. Le gouvernement nommé par Sarkozy est ainsi parvenu à susciter ce qui semblait depuis quelques années improbable, un mouvement collectif de contestation dans lequel le personnel du supérieur s’est largement engagé. Il y a une sorte d’ironie tragique (comme toujours) à ce que cette mobilisation ne se soit pas étendue au lycée, Xavier Darcos ayant désamorcé à temps la protestation contre la réforme — reportée mais toujours prévue — des classes de seconde. Cette ironie tient au fait que la contestation des politiques menées par les gouvernements de droite dans l’éducation nationale est surtout venue, ces dernières années, des enseignants du secondaire et des étudiants : les premiers — qui ont très chèrement payé les grèves de 2003 — comme les seconds — qui n’ont pas obtenu grand-chose du mouvement anti-LRU de 2007-2008 — n’avaient reçu que peu de soutien du personnel du supérieur. C’est au tour des universitaires, aujourd’hui, de regretter que le mouvement ne se diffuse pas plus largement dans les collèges et lycées, alors que la réforme des concours d’enseignement va très largement modifier les conditions d’exercice dans l’éducation nationale, ouvrant la voie à une précarisation généralisée. Mais c’est aussi leur désintérêt pour les réformes du primaire et du secondaire, l’absence de mobilisation d’ensemble contre la LRU que paient les universitaires aujourd’hui, et qui explique que le mouvement ne semble pas constituer une menace suffisante pour contraindre le gouvernement à renégocier ses réformes.

Certes, le décret pris le 23 avril, qui régit le statut des enseignants-chercheurs, n’est pas exactement le même que celui qui avait été initialement rédigé, mais la logique entrepreneuriale globale qui doit désormais régir les universités est établie. Elle l’est en fait depuis la création de l’AERES, agence d’évaluation et de distribution de moyens, et le vote, il y a deux ans, de la LRU. Il s’agit, dans les deux cas, de mettre les personnels et les établissements en concurrence, et de briser les formes de gouvernance collégiale qui régissaient jusqu’à maintenant les organismes de recherche et d’enseignement publics du supérieur, au profit de l’édification du seul modèle politique que ce gouvernement semble connaître : tout pouvoir au président. La collégialité « à la française » n’empêchait en rien les dérives et les coups d’État ; mais il est frappant que le modèle qui lui est substitué se réclame de l’efficience d’un capitalisme pourtant ébranlé par la crise, alors que, justement, un pays comme les États-Unis, vers lequel lorgne le gouvernement, ne se réfère pas à une logique patronale lorsqu’il s’agit d’organiser les universités, préférant des systèmes qui préservent l’indépendance des choix scientifiques.

La contestation dans le supérieur cette saison est donc une sorte de surgeon tardif de la mobilisation de l’année dernière ; si le mouvement est plus large cette fois-ci, c’est que les nouveaux décrets ont des applications immédiates qui touchent de près aussi bien les étudiants (avec l’invention du « contrat doctoral », les nouvelles modalités des concours d’enseignement, dites « masterisation »), les enseignants (qui seraient désormais soumis aux aléas d’une gestion locale et non plus nationale), que les personnels administratifs qui subissent déjà durement les effets de « l’autonomie ». Ce surgeon a cependant une qualité remarquable : il est incroyablement vivace. La mobilisation dure depuis des mois maintenant, et il n’est pas sûr aujourd’hui qu’elle s’achève avant la fin de l’année universitaire. Et pourtant, et c’est proprement inouï, pour la France du moins, la contestation n’est absolument pas entendue par le pouvoir politique. Alors que les manifestants et grévistes ne cessent de marteler qu’ils souhaitent que le supérieur soit réformé, mais pas comme l’entend Nicolas Sarkozy, le président et ses ministres n’envisagent depuis le début la protestation que selon les termes d’une logique sempiternellement égale à elle-même : si vous récusez ma réforme (qui ferait de vous des hommes modernes, dynamiques, etc.), c’est que vous refusez la réforme (car vous êtes d’abominables réactionnaires). Cette logique binaire, qui suppose en fait que le général (le changement) s’abolisse dans le particulier (le changement comme l’entend Sarkozy) n’est évidemment qu’une des modalités de la rengaine thatchérienne, TINA : There Is No Alternative. Le principe n’a rien de surprenant, venant d’un gouvernement qui se targue d’incarner le bon sens, et l’université n’est pas la première à en éprouver les douloureuses conséquences. Il reste cependant une forme de sidération devant la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui, début mai. On a abondamment célébré l’année dernière l’anniversaire de mai 68, mais il semble bien que ce soit cette année que se joue la farce : la fronde, pourtant exceptionnellement consensuelle au sein de l’université, échoue, et elle échoue parce qu’elle ne trouve pas les moyens d’établir un rapport de forces, parce qu’elle reste confinée dans une solitude qui lui est imposée par le trop grand silence (médiatique, politique) qui l’entoure. Comme le dit un slogan en vogue : « la masterisation rend sourd », et il n’y a pire sourd que celui qui ne veut entendre. […]

Ce texte s’est nourri des suggestions, propositions, formulations de Marie-Pierre Gaviano, Vanessa Van Renterghem, Sophie Rabau et Bérenger Boulay. Il a été achevé le 17 mai 2009. Il est disponible dans son intégralité dans le numéro 48 de la revue Vacarme en vente en librairies ou sur commande.