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Le cadrage de la masterisation : quand Ubu rencontre Kafka - par Alexis Grélois pour SLU (10 décembre 2009)

samedi 12 décembre 2009

Le Snesup a publié le 8 décembre 2009 un projet de circulaire ministérielle « pour la mise en place des diplômes nationaux de master ouverts aux étudiants se destinant aux métiers de l’enseignement » (sic, circulaire en document joint)) remis le même jour par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche aux organisations syndicales.

Les précédents textes ministériels relatifs à la « réforme » de la formation et du recrutement des enseignants étaient déjà inacceptables et inapplicables. Force est de reconnaître que le dernier dépasse les bornes de tout ce que nous avions déjà lu.

Ceci n’est pas un master

Des diplômes fourre-tout

La lecture du document frappe par l’accumulation des tâches que devront remplir les étudiants. À l’exception de la présidence de l’EPAD, presque toutes les tâches possibles les attendent.

Un master doit comporter une « initiation à la recherche », mais ne nous leurrons pas : elle pourra « se traduire par la réalisation d’un travail de recherche individuel ou collectif » (p. 2). Elle sera cependant surtout destinée aux candidats à l’agrégation, futurs Prag (donc aux élèves et auditeurs des ENS avec le découplage prévu entre Capes et agrégation qui ne permettra plus à la quasi-totalité des établissements universitaires d’offrir une préparation spécifique à l’agrégation) pour qui elle « constituera une composante essentielle de la formation » (p. 2).

Comme tout master désormais, les futurs diplômes doivent aussi inclure la « certification d’une langue étrangère, notamment par le biais du CLES » et « la possibilité d’effectuer des stages à l’étranger » (p. 3) qui sera pourtant difficile à caser dans le calendrier infernal prévu par les ministères !

La rengaine est bien connue : les concours ne doivent pas être « l’unique finalité » des nouveaux masters puisque ceux-ci sont censés offrir un « parcours qualifiant et professionnalisant de haut niveau […] permettant d’accéder à des métiers divers » (p. 1). C’est pourquoi il faudrait prévoir en fait deux parcours de M2, l’un destiné aux seuls admissibles et l’autre aux non-admissibles, fait de « passerelles et dispositifs de réorientation, centrés sur la préparation d’un projet professionnel et offrant à la fois complément de formation et stages en situation, avec l’aide des bureaux d’aide à l’insertion professionnelle » (p. 3). Et le sort des admissibles non-admis est soudain relégué aux oubliettes, notamment les PLC, puisqu’ils ne peuvent prétendre à un semestre de réorientation (le S4 du M2 aura été consacré à la préparation des oraux).

Des incertitudes demeurent enfin sur les redoublants : si tous les masters « donnent accès aux concours de recrutement » et si les concours s’inscrivent dans les « cursus de formation adaptée à ces débouchés professionnels » (p. 1), comment les redoublants pourront-ils préparer à nouveau le concours ?

De plus, dans un système où, au nom de la professionnalisation, on a créé des diplômes spécialisés pour tous les métiers, il est bien difficile de bricoler de réels débouchés au cours du semestre séparant l’annonce des résultats d’admissibilité de la fin du master. Aussi les seules professions alternatives citées dans le document sont-elles «  formateurs d’adultes, concepteurs et gestionnaires de formation » (p. 3) et le doctorat (p. 4). On n’ose imaginer ce qui se passerait si le cadrage ministériel des diplômes était le fait d’anciens candidats malheureux au Capes ou à l’agrégation !

Des stages très fortement recommandés

Le document insiste fortement sur les stages que devraient proposer les nouveaux masters et qui seraient :

- en licence, des stages de découverte en établissements scolaires (p. 2), s’inscrivant éventuellement dans des parcours spécifiques (p. 3),
- en M1, des stages d’observation puis de pratique accompagnée,
- toujours en M1, « un stage en entreprise pourra être proposé »,
- en M2, le stage en responsabilité qui « sera offert essentiellement aux candidats déclarés admissibles » ; celui-ci donnerait lieu à la rédaction d’un « mémoire professionnel […] support possible d’une des épreuves d’admission » (p. 2-3), contrairement à ce qui avait été annoncé le 13 novembre,
- toujours en M2, des « stages en situation » dans d’autres secteurs pour les non-admissibles (p. 3).

Ces stages sont présentés comme des options, mais la prise en compte possible du rapport de stage à l’oral constitue une très forte incitation à mettre en place un parcours cohérent de stages. C’est une conséquence logique de la masterisation : si l’on supprime l’année de formation en alternance suivant la réussite au concours, il faut placer les stages avant le passage des épreuves, sauf à envoyer dans des classes des enseignants n’y ayant jamais mis les pieds sinon comme élèves.


Un calendrier dément

Le déroulement du master serait donc tronçonné par les stages dont les périodes seraient déterminées le plus souvent par les rectorats. Par ailleurs, il resterait soumis au calendrier des concours annoncé le 13 novembre, prévu pour permettre aux étudiants de tenter leur chance au CRPE en septembre, aux Capes, CAPLP et CRCPE en novembre-décembre et l’agrégation en avril. Heureux étudiants qui devront à la fois préparer et passer des concours, faire des stages, rédiger un mémoire, se faire certifier dans une langue et en informatique, trouver un emploi, voire se reconvertir en moins de deux ans ! Heureux enseignants des universités, qui devront donc jongler avec les emplois du temps divers de leurs étudiants pour placer leurs cours !

Mais le ministère a pensé à tout : « la production d’une recherche, sous forme d’une soutenance d’un mémoire par exemple, peut intervenir indifféremment au terme du 2e, du 3e ou du 4e semestre (en fonction du calendrier des concours, des possibilités d’organisation de l’établissement et des choix des étudiants). Quant aux périodes séparant les épreuves d’admissibilité des résultats, elles pourront être mises à profit pour compléter la formation aux méthodologies de la recherche, favoriser l’ouverture internationale, etc. » (p. 3). Autrement dit, on nous propose sérieusement d’utiliser une période de quelques jours ou au mieux de quelques semaines pour offrir un complément méthodologique à des étudiants ayant déjà terminé leur mémoire de recherche ou pour les envoyer faire leur semestre Erasmus. C’est ainsi que nous aurons une « France bilingue » et des enseignants capables de faire «  une lecture informée et critique des travaux de recherche » dans leurs disciplines (p. 2) !

Par ailleurs, le calendrier imposé cette année aux universités pour concevoir leur offre de masters est encore plus scandaleux que l’an passé : alors que le projet de circulaire n’a fait l’objet d’une fuite plus ou moins officielle que le 8 décembre, les établissements sont invités à faire remonter leurs projets à la DGESIP «  dès le début de l’année 2010 » (p. 4) pour qu’ils soient « étudiés au cours d’un CNESER du mois de juin 2010 » (p. 5). Une fois de plus, la précipitation est instrumentalisée pour empêcher la réflexion et faire taire les contestations.

Communication et incompétence

Satisfaire les apparences

Cette accumulation s’explique tout d’abord par une volonté de déminer le terrain en faisant semblant de satisfaire certaines des revendications émanant des forces qui contestent le projet. La « fuite » organisée en direction des syndicats participe évidemment de la même manœuvre.
L’UNEF se prononce-t-elle contre la sélection ? Le doux euphémisme de « gestion des flux » cher à la CPU est rangé aux oubliettes et l’on veut « éviter les risques de formations tubulaires » (p. 3).

L’Académie des Sciences s’inquiète-t-elle des conséquences de la « réforme » sur l’avenir de la recherche ? Les rédacteurs de la circulaire rappellent qu’« il ne saurait y avoir de master sans adossement à une ou des équipes de recherche reconnues et un apprentissage de la démarche scientifique », pour que « ne se réduise pas le vivier des étudiants désireux de poursuivre leur formation au-delà du master et se diriger vers les métiers de la recherche » (p. 2).

La CDIUFM, furieuse d’avoir été prise à contre-pied en novembre, s’élève-t-elle enfin contre un projet qu’elle a enfanté mais qui lui a échappé ? On affirme que « les stages font pleinement partie du dispositif de formation » et que « les masters doivent intégrer une composante forte de formation professionnelle, de plus en plus importante dans le cursus, pour devenir majoritaire en deuxième année de master, spécialement pour les étudiants déclarés admissibles » (pour rappel, le groupe technique de travail PLC a proposé de fixer à 70% en M1 et à 40% en M2 la part des enseignements disciplinaires dans les nouveaux diplômes). On prévoit aussi « des apports théoriques en pédagogie, connaissance du système éducatif sous ses aspects les plus concrets » et « une analyse des pratiques professionnelles […] dans une logique d’alternance », et l’on rétablit même le « mémoire professionnel » que certains directeurs d’IUFM avaient pourtant supprimé (p. 2). Ce sont donc bien des masters enseignement au rabais qui seraient ainsi mis en place. On ose même mentionner « toutes les composantes » des universités (p. 4), expression dans lesquels les optimistes verront une référence aux IUFM. Mais dans le même temps, ce sont aussi les masters disciplinaires et masters recherche qui couleront, puisque leurs enseignements seront supprimés pour pouvoir intégrer tout ce que demande ce cadrage et puisqu’il ne semble plus que la rédaction de deux mémoires de recherche soit la règle.

La CNFDE et les syndicats enseignants demandent-ils justement le maintien d’une formation en alternance ? On met en avant une « préparation effective et progressive aux métiers de l’enseignement, basée sur des “aller-retour” entre pratique du métier et formation à l’université » et l’on mentionne les « formateurs » (p. 2).

SLU et d’autres organisations réclament-elles un développement de la formation continue des enseignants des premier et second degrés ? Un copié-collé tardif nous rassure : oui, les universités participeront à la « formation continue », notamment pour permettre « aux enseignants en poste […] d’envisager des évolutions dans leur carrière [ou des] reconversions professionnelles », par exemple « dans l’enseignement supérieur » (p. 4) en accédant à des postes de PRCE et de Prag que le MESR entend bien substituer aux maîtres de conférences.

De très nombreuses organisations réclament-elles un cadrage national ? On intitule « nationaux » (voir le titre de la circulaire) des diplômes où chaque université mettra ce qu’elle voudra.

Mais les ministères ne font aucune concession de fond : le calendrier de recrutement reste inchangé, les IUFM ne sont pas mentionnés, la recherche à l’université demeure un impensé, etc.

Un monument d’incompétence et d’inefficacité

La forme même du document — dont la première phrase, censée légitimer la « réforme », n’est même pas terminée (c’est dire si elle est difficile à justifier !) et qui se distingue par une mise en page grossière qui ne gomme même pas les copié-collé (p. 4) — montre bien le souverain mépris de nos gouvernants pour la Nation et l’incompétence profonde de ceux qui se mettent à leur service pour détruire tout service public en France.

Ce fourre-tout débouche sur un oxymore chimérique, celui d’un diplôme professionnalisant dont la spécialité ne serait pas l’unique débouché, autrement dit des « masters plus spécialisés mais offrant par leur organisation même des réorientations en cours de cursus » (p. 3) !

Au total, de tels diplômes ne pourront produire qu’une formation de bien plus mauvaise qualité que l’actuelle, ce que les rédacteurs de la circulaire n’arrivent pas à masquer : les ministères conviennent de la nécessité de continuer à former les enseignants durant «  la première année d’exercice » (p. 1), où l’on remettra une couche de « connaissance du système éducatif » et où les professeurs des écoles devront être formés « par exemple, pour les enseignements des arts, d’une langue étrangère ou de l’EPS » (p. 4) : pauvres élèves dont la sécurité sera mise en danger durant les premiers mois d’exercice des jeunes recrues…

Les ministères conviennent aussi que la « préparation aux concours, notamment lorsqu’ils comportent des programmes spécifiques » devrait se faire après le master (p. 4), ce qui vise probablement d’abord l’agrégation. Dans quel cadre se feront ces préparations ? La porte est plus que jamais ouverte aux préparations d’été (à tarif libre) dans les universités et surtout dans les instituts privés.

Quant à ceux qui voudraient se lancer dans un doctorat, qu’ils ne se fassent pas d’illusion : la part laissée à la recherche dans lesdits masters serait tellement faible que la circulaire ne leur laisse que la possibilité de présenter leur « candidature » à une école doctorale (p. 4), sans guère de chance d’être acceptés. On ne voit pas en effet où l’on pourrait placer au cours de ces deux années la rédaction de deux ou même d’un véritable mémoire de recherche : le M1 sera une préparation au concours et en M2 l’élaboration du mémoire (sauf à confondre celui-ci avec le rapport de stage pour les admissibles) entrera en concurrence avec les épreuves des concours, les cours divers, notamment de langue et d’informatique, et les stages. Les universités qui ne pourront pas maintenir de véritables masters recherche verront donc leurs étudiants souhaitant faire un doctorat se diriger vers les « pôles d’excellence » dès la fin de la licence.

L’État autoritaire contre le service public

Mort de l’autonomie universitaire

Misère du discours politique réduit à la simple communication ! Mais ces incohérences renvoient aussi à un véritable projet politique, inavouable mais parfaitement assumé.

Ceux qui douteraient encore que la prétendue « autonomie » soi-disant octroyée aux universités par la loi LRU signifie en réalité déréglementation et mise sous tutelle devraient lire ce projet qui place clairement les universités, jusque là seules responsables de leurs diplômes, sous la coupe des recteurs : « la mise en place de ces formations […] repose sur un partenariat fort entre les établissements supérieurs […] et les services rectoraux » (p. 4), les stages devraient «  s’appuyer sur une étroite collaboration entre les rectorats, les écoles et établissements scolaires et les établissements d’enseignement supérieur » (p. 2) et la «  formation aux métiers de l’enseignement [serait] assurée par l’équipe pédagogique du master, les corps d’inspection » ainsi que les « formateurs » et « les enseignants des écoles et établissements scolaires qui accueillent les stagiaires » (p. 2). On ne voit donc pas comment les futurs diplômes pourraient être conçus par les seules UFR, qui devront tôt ou tard se plier aux diktats des recteurs.

Par ailleurs, si c’est « dans une logique de politique de site » qu’il faudrait concevoir les futurs masters, c’est « à l’échelle d’une académie » (p. 1) voire de plusieurs (en Normandie, la préparation aux CAPLP devrait être partagée entre Caen, Rouen et Le Havre) que devront se penser les futurs diplômes, de façon à multiplier les « mutualisations » (p. 1). Autrement dit, le projet permettra bien d’accélérer la redéfinition de la carte universitaire, en réduisant de nombreuses UFR à de simples collèges universitaires, ce qui est confirmé en termes à peine voilés : «  les éventuelles poursuites en formation doctorale seront assurées selon les orientations choisies par l’établissement, en fonction de ses forces scientifiques et des déclinaisons propres aux différentes disciplines » (p. 2).

Le management par le stress

Le calendrier infernal imposé aux équipes enseignantes comme aux étudiants, la multiplication des injonctions contradictoires, l’obligation de résultat dans tous les domaines sans les moyens relèvent en fait d’un management par le stress dont on a vu les résultats brillants à France Télécom et ailleurs.

La fin du service public

Le projet constitue donc une étape capitale dans la destruction du service public d’enseignement. On a dit qu’il favorisera les préparations privées. Le fait que le stage en responsabilité soit réservé aux seuls admissibles implique que leur nombre ne soit guère plus élevé que celui des admis. Il sera donc facile de remplacer les épreuves d’admission par la simple validation du rapport de stage et de remplacer le concours donnant droit à un poste de fonctionnaire d’État par une liste d’aptitude, comme le prévoit le rapport Silicani (avril 2008).

Dans le même ordre d’idées, la circulaire insiste sur le « portefeuille de compétences » qui « permettra d’assurer le suivi de l’étudiant et de ses acquis » (p. 2) puis de « faciliter la prise en compte personnalisée des acquis de chaque fonctionnaire » (p. 4) : le projet doit contribuer à accélérer la gestion individualisée des carrières et des traitements.

Non, mille fois non !

Une nouvelle fois, le projet de masterisation de la formation et du recrutement des enseignants apparaît pour ce qu’il est : une destruction de la fonction publique d’enseignement, une rupture des liens entre enseignement et recherche. Gravement néfaste, il ne peut qu’engendrer une détérioration de la formation des enseignants et du métier même d’enseignant. En l’état, il est donc impossible de l’amender à la marge ou de tenter de s’en sortir par des accommodements locaux. Il est inconcevable de vouloir sauver la formation des enseignants dans un tel cadre.

L’abandon de cette réforme dans son ensemble est la seule revendication rationnelle.