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Etre président de Paris-VIII ou comment gérer une fac ingérable - Le Monde, Nathalie Brafman et Isabelle Rey-Lefebvre, 9 juillet 2012

mardi 10 juillet 2012

Il a compté les jours jusqu’au dernier. Vendredi 6 juillet, il a déménagé les derniers cartons de son bureau. Avec soulagement. Lundi 9, Pascal Binczak, président de Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis, dont le mandat n’était pas renouvelable, a passé le témoin pour quatre ans à Danielle Tartakowsky, une historienne âgée de 65 ans.

Ses derniers mois de présidence ont été rudes. Dernier épisode : le conseil d’administration du 11 mai, lors duquel ont été adoptés les statuts du projet de pôle de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) que Paris-VIII veut constituer avec Paris-X-Nanterre.

Ce jour-là, les personnels administratifs, les étudiants et quelques professeurs font cause commune. Ils réclament une vraie concertation sur l’opportunité d’un tel projet. Ils sont une soixantaine, envahissent la salle du conseil et bloquent les portes. "Binczak a pris peur, s’est enfermé dans le PC de sécurité et a appelé la police", se souvient Léo Reynes, du syndicat SUD-Etudiant.

"FACHO !"

L’arrivée de la police dans cette université de tradition libertaire et contestataire ne fait qu’envenimer un climat déjà exécrable. "C’est la démocratie qui vit à Paris-VIII ! Facho !", scandent les étudiants. Le président et son chef de cabinet déposeront plainte pour violences aggravées et séquestration contre trois étudiants. Ils ont été entendus par la police le 24 mai.

"Prendre le risque de faire voter le PRES deux mois avant la fin de mon mandat a été sans doute la seule vraie grosse connerie que j’ai faite", concède Pascal Binczak.

Trois mois plus tôt, il s’était attiré les foudres pour avoir retiré une autorisation, préalablement accordée, à la tenue d’un colloque intitulé : "Des nouvelles approches sociologiques, historiques et juridiques à l’appel au boycott international : Israël, un État d’apartheid ?"

Un colloque, selon lui, "à caractère fortement polémique laissant présager un risque sérieux de troubles à l’ordre public et de contre-manifestations".

Devant l’inflexibilité des organisateurs à délocaliser ce colloque dans un autre lieu mis à leur disposition, Pascal Binczak avait fermé l’université pendant deux jours.

HÉRITIÈRE DE MAI 68

"C’est sans doute une université plus compliquée à gérer qu’une autre mais on n’en est plus à jeter les urnes dans les bassins !", confie-t-il. En 1969, lors des élections, les bassins avaient été vidés pour que les gauchistes n’y noient pas les urnes ! Mais quarante-trois ans après sa création, Paris-VIII n’est toujours pas une fac comme les autres.

Héritière de Mai 68, elle a la contestation dans son ADN. Après son déménagement forcé de Vincennes à Saint-Denis, en 1980, elle s’ancre dans le territoire populaire de la Seine-Saint-Denis. Une situation qui va bien à celle qui revendique un savoir accessible à tous, même aux non-bacheliers. Elle compte officiellement 30 % d’étudiants salariés, la proportion la plus élevée de France, et 30 % d’étrangers.

La spécificité de Paris-VIII, c’est d’abord l’innovation pédagogique et l’originalité des cursus transdisciplinaires. C’est à Paris-VIII qu’ont été créés en France le premier et seul département de psychanalyse ainsi que le premier département de danse.

Autre spécificité, pas toujours facile à gérer, elle abrite un département d’études arabes et hébraïques dans la même section. Cet ancrage dans l’innovation lui a permis d’obtenir en 2011 un Labex (laboratoire d’excellence) des arts et médiations humaines et, en 2012, un Idefi (initiatives d’excellence en formations innovantes) baptisé CréaTic, un projet à dimension internationale autour des arts et de la création.

"UNE PETITE DOSE D’INCONSCIENCE"

"J’ai maintenu cet esprit tout en mettant de l’ordre dans l’université. J’aimais bien le côté familial mais en même temps on ne peut pas gérer une université comme ça", revendique Pascal Binczak.

Élu à 36 ans, en octobre 2006, un peu par surprise au premier tour contre sept opposants, cet agrégé de droit, à l’époque directeur de l’école doctorale, devenait l’un des plus jeunes présidents d’université de France. "Il fallait une petite dose d’inconscience pour se présenter", admet-il. En interne, il est grand temps de tourner la page de Pierre Lunel.

L’ancien président (2001-2006) est soupçonné d’avoir pioché dans les caisses de l’université pour financer une pléiade d’associations dont il était l’initiateur et avoir laissé une ardoise de près de 2 millions d’euros. Ce qui lui vaut une mise en examen toujours pendante.

"Lorsque je suis arrivé, raconte Pascal Binczak, l’université accusait d’importants désordres. Elle affichait deux exercices déficitaires [2005 et 2006], les irrégularités comptables avoisinaient les 3,5 millions d’euros. Il fallait redresser les comptes d’urgence et maîtriser les dépenses."

LA MÉTHODE "BINCZAK" JUGÉE MALADROITE, VOIRE BRUTALE

Certains enseignants qui n’assuraient pas leur service depuis des années ont été priés de se remettre au travail. Il a fallu mettre en place une comptabilité analytique, fusionner les différents services de ressources humaines, créer de nouvelles directions, lancer quelques chantiers immobiliers et se doter de nouveaux outils informatiques.

L’adoption, en 2010, d’un nouveau logiciel de gestion de la scolarité (Apogée), particulièrement mal adapté aux cursus complexes et individualisés et empêchant les étudiants d’obtenir leur relevé de notes, va mettre le feu.

La méthode "Binczak" est, dès lors, jugée maladroite, voire brutale. Certains dénoncent sa volonté de gérer l’université comme une entreprise. "Dès les premières réunions, la direction nous a fait comprendre que les personnels administratifs et techniques étaient mauvais, qu’il fallait du sang neuf... On a vu arriver une flopée de hauts fonctionnaires venus nous chapeauter", racontent Marion Mainfray et Stéphane Vallageas, de La Dionysoise, un syndicat indépendant.

LE FOSSÉ VA AUSSI SE CREUSER AVEC LES ENSEIGNANTS

Particularité de Paris-VIII, les personnels administratifs, souvent d’anciens étudiants, parfois recrutés, selon Pascal Binczak, "de manière familiale, voire clanique", sont proches des syndicats, notamment de SUD-Etudiant. Ils se retrouvent dans un collectif appelé Mouvement universitaire de résistance, le MUR [1]. Tout un symbole !

Le fossé va aussi se creuser avec les enseignants. Ils l’avaient pourtant élu à une large majorité et trouvé en lui un des rares présidents opposants à la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU), sur l’autonomie. En 2009, lors de la réforme du statut des enseignants qu’il conteste, Pascal Binczak participe en effet à la "ronde infinie des obstinés" organisée par Sauvons l’université [2], nuit et jour, durant des semaines, devant l’Hôtel de Ville à Paris.

Mais à la rentrée 2009, "on prend acte de notre défaite face à la loi, on arrête de tourner en rond, même si certains ont du mal à l’admettre, et on applique la loi, quoi qu’on en pense", se souvient Danielle Tartakowsky. Paris-VIII doit se préparer à l’autonomie et passer aux responsabilités et compétences élargies (RCE) prévue par la loi. Elle sera une des dernières universités à le faire, en janvier 2012. Mais dans son apprentissage de l’autonomie, la direction va, selon plusieurs observateurs, notamment des étudiants, peu à peu s’isoler.

CONTINUITÉ

"J’ai de l’estime pour Pascal Binczak, avec qui j’ai partagé le combat contre la loi LRU", souligne Eric Lecerf, professeur de philosophie, directeur de l’unité de formation et de recherche art, philosophie et esthétique, plus grande composante de l’université. "La dynamique de la loi LRU, qui accorde de larges pouvoirs au conseil d’administration, les autres instances n’étant que consultatives, entraîne les dirigeants vers un certain autoritarisme et les pousse à prendre seuls les grandes décisions. Cela conduit au conflit et à la rupture du dialogue. Or, on ne peut avoir raison seul contre tous", déclare celui qui est devenu l’un de ses opposants.

"J’ai voulu sortir Paris-VIII de son isolement, la rattacher à d’autres universités avec le PRES..., tout en défendant son identité singulière", plaide Pascal Binczak.

Danielle Tartakowsky, qui lui succède, revendique la continuité. Cette historienne proche du Parti communiste, spécialiste de la contestation politique et des manifestations de rue, en a vu d’autres. "Je suis sûre que tout le monde va se mettre au travail, nous sommes à la fin d’un cycle. Une nouvelle génération de maîtres de conférences est là, prête à s’engager avec un véritable sens du service public. Il faut que Paris-VIII s’adapte au monde contemporain." Tout en gardant son âme.

"Il faut cultiver son identité : on ne peut pas devenir une "Sorbonne de périphérie", c’est-à-dire une université académique et étriquée", lâche Eric Lecerf.

Nathalie Brafman et Isabelle Rey-Lefebvre


[1Note de SLU : Ce mouvement, créé en vue des élections aux conseils centraux d’avril 2012, ne comprend que des étudiants. Voir ici

[2Encore une note de SLU, qui décline toute responsabilité dans l’invention ou l’organisation de la RIDO… mais ses membres qui ont beaucoup tourné peuvent affirmer n’y avoir aperçu P. Binczak qu’une seule fois !