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L’inquiétante précarisation de la recherche française - Yann Verdo, Les Echos, 11 octobre 2017

dimanche 15 octobre 2017, par Andy Capp

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Malgré une rallonge budgétaire prévue en 2018, la recherche française est pauvre. Pour l’instant, les pôles d’excellence permettent à notre pays de résister dans les classements mondiaux. Mais le sous-financement chronique finira par les rattraper.

Drôles de résultats que ceux de l’étude conduite par OpinionWay sur la perception par les Français de la recherche scientifique [1]. On y lit d’abord que près de neuf de nos compatriotes sur dix (88 %) en ont une bonne voire une très bonne opinion - et l’on s’en réjouit. On y relève ensuite que 65 % des sondés estiment que la filière scientifique offre des niveaux de rémunération élevés - et notre enthousiasme retombe à la pensée que, s’ils sont si nombreux à en avoir une bonne opinion, c’est peut-être qu’ils ne la connaissent pas. On y apprend enfin que près des trois quarts d’entre eux (74 %) dénoncent le manque de crédits alloués par les pouvoirs publics et que presque autant (69 %) jugent insuffisant l’investissement des entreprises privées en la matière - et l’on se dit que, si, après tout, ils ne la connaissent pas si mal...

Car la réalité de la recherche française est sombre, bien sombre, et ce ne sont pas les 700 millions d’euros d’augmentation du budget de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation annoncés le mois dernier par la ministre Frédérique Vidal qui changeront fondamentalement la donne. « Cette deuxième augmentation budgétaire d’affilée, alors qu’Emmanuel Macron avait simplement parlé de "sanctuarisation" durant sa campagne, est le signe qu’une prise de conscience s’est faite. Les pouvoirs publics ont compris qu’on ne pouvait plus laisser la situation se dégrader encore plus. Mais ce budget 2018 ne fait que mettre quelques rustines ici ou là  », commente le biologiste Patrick Lemaire, initiateur de l’association Sciences en marche, dont une enquête réalisée auprès de plusieurs centaines de directeurs de laboratoire avait révélé au printemps 2016 l’état dramatique de sous-financement, de sous-effectif et d’asphyxie administrative de notre recherche publique.

La recherche publique française a-t-elle décroché ? Pas - ou du moins pas encore - pour ce qui est de ses résultats, c’est-à-dire de la capacité des chercheurs français à publier dans les revues scientifiques faisant autorité ou à obtenir grâce à leurs projets des financements internationaux très courus. Certes, la part des publications estampillées « recherche française » a tendance à baisser sous la pression de la spectaculaire montée en puissance de la Chine et d’autres pays émergents - en 2015, la France s’est classée au 7e rang en termes de production scientifique, avec 3,3 % de part mondiale - mais cela n’est pas propre à notre pays. Et si l’on analyse la ventilation géographique des très prestigieux contrats de l’ERC (European Research Council), l’on observe que l’élite des laboratoires français ne s’en sort pas si mal, au moins aussi bien, si ce n’est mieux, que leurs collègues allemands. Ce qui n’empêche pas que les recherches publiques des deux nations sont dans des situations financières très différentes. « Alors que, juste après la réunification, France et Allemagne faisaient à peu près jeu égal au niveau des crédits d’Etat alloués à la recherche publique, nous investissons aujourd’hui 35 % de moins que nos voisins d’outre-Rhin », pointe Patrick Lemaire. Or la recherche est une activité conduite sur le long terme et l’effet des baisses de crédit ne se voit également que sur le long terme, les îlots de recherche d’excellence étant touchés les derniers. Si le terme de « décrochage » se justifie, c’est bien à ce niveau-là.

L’argent ne fait pas tout.

Pour le physicien Michel Spiro, qui préside aujourd’hui la Société française de physique après avoir été à la tête du conseil du CERN, tout le mal vient de ce que «  la recherche française s’est fondue, au gré de réformes successives entamées il y a une quinzaine d’années, dans un moule anglo-saxon qui ne correspond pas à sa culture profonde  ». Ce moule se caractérise notamment, au niveau des financements, par la prédominance des appels à projet sur les crédits récurrents. « Ce système de financement sur appels à projets, du fait de la multiplicité des guichets - ERC, Agence nationale de la recherche (ANR), régions, pôles de compétitivité, investissements d’avenir, etc. -, s’est trop fragmenté et a perdu de sa cohérence. Cette dispersion fait perdre énormément de temps aux chercheurs  », tempête-t-il.

Présentée depuis sa création en 2005 comme le bras armé de l’Etat stratège en matière de recherche, l’ANR a vu son budget s’amoindrir dangereusement depuis 2008 (de 840 millions d’euros, il est tombé à 510 en 2015). Résultat : seul un projet sur dix qui lui est présenté obtient un financement, alors que son équivalent d’outre-Rhin maintient un taux de succès plus encourageant de 25 à 30 %. Encore une fois, le petit coup de pouce de 134 millions donné à l’ANR dans le budget 2018, s’il constitue un signal positif, ne suffira pas à renverser la barre.

L’argent manque. Mais l’argent ne fait pas tout. Et les problèmes de la recherche française ne s’enracinent pas que dans le seul sous-financement. Quoi qu’en dise l’étude d’Opinionway sur la bonne opinion que les Français ont de la recherche et des chercheurs, il est des signes qui ne trompent pas, et ne laissent pas d’inquiéter les observateurs. Si le nombre d’étudiants à l’université augmente sensiblement d’année en année - ce qui ne fait d’ailleurs que compliquer un peu plus l’équation budgétaire -, les inscriptions en doctorat, elles, baissent. Une désaffection qui s’explique bien sûr par la précarisation de la recherche publique, mais aussi et peut-être plus encore par l’ insuffisante valorisation du doctorat (par opposition à une formation d’ingénieur ou d’école de commerce) dans les entreprises. « Les docteurs en entreprise se heurtent à un plafond de verre, car les dirigeants n’ont pas cette culture  », note Patrick Lemaire, qui met en balance la proportion extrêmement faible de patrons du CAC 40 issus du monde académique et leur place nettement plus importante dans le DAX - même chose pour les gouvernements respectifs d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel. «  Le fait que la chancelière ait un doctorat en chimie quantique a un profond impact sur la politique scientifique de l’Allemagne  », conclut-il.

Yann Verdo
Journaliste scientifique aux « Echos »


[1Enquête réalisée les 20, 21 et 22 septembre auprès de 1.059 personnes, pour le compte du créateur d’entreprises en sciences du vivant Quattrocento.