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François Taddei, héraut (plus) très discret de la « société apprenante » - Christophe Cailleaux et Amélie Hart-Hutasse, Zilsel, 22 septembre 2018

jeudi 2 avril 2020, par Laurence

"Vacances apprenantes", "Nation apprenante"… des éléments de com’ ? Sans doute, de com’ professionnelle… assortie d’un projet pour le système éducatif qu’explicitent Christophe Cailleaux et Amélie Hart-Hutasse dans un article de la revue Zilsel en 2018.
Ce qui permet de comprendre comment, alors que nous pensons que rien ne doit être pareil "après" (le confinement, la pandémie du Coronavirus), les mots d’un ministre affirment une autre forme de "continuité" avec "l’avant".

Nous empruntons aussi à cet article l’illustration jointe (Scream. Somewhere in London, par alice.d, 2005, via Flickr, mais le lien étant mort, SLU vous offre en fin d’article une des magnifiques tapisseries qui font sa renommée)

On peut définir la novlangue comme un outil de domination et d’aliénation : il s’agit de vider les mots de tout sens pour voiler la réalité des politiques mises en œuvre et, dans le même temps, désarmer toute critique. L’envahissement de la sphère publique par la novlangue n’est pas une chose nouvelle, mais le champ politique et les médias (réseaux sociaux compris), à toutes les échelles, semblent aujourd’hui submergés par une expression aussi creuse intellectuellement que formatée. Dans le domaine de l’éducation, plus particulièrement de « l’innovation pédagogique » (jamais clairement définie), un expert en novlangue a su trouver l’oreille de l’institution, à savoir les Ministères de l’Éducation Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche : François Taddei [1] . Sa posture décontractée, le fait qu’il n’ait jamais de notes pour ses interventions ni la moindre référence vraiment précise (au mieux « une étude de untel a prouvé que… ») pour étayer ses affirmations pourraient laisser croire qu’il s’agit d’un outsider. Bien au contraire, François Taddei a su tisser des réseaux puissants et à bien des égards, il est un faiseur d’opinion [2]. Ce biologiste de renom, chercheur à l’INSERM [3], est proche des deux derniers ministres de l’Éducation Nationale, pourtant réputés antagonistes dans leur conception de la politique éducative. Najat Vallaud-Belkacem comme Jean-Michel Blanquer ont, à plusieurs reprises, utilisé le vocabulaire de François Taddei dans leur communication. On peut penser par exemple à « l’école de la confiance » de Blanquer, slogan directement transposé de la phraséologie de notre héraut. Plus encore, ce dernier a rédigé deux rapports fort similaires pour les deux ministres, en 2017 et en 2018 [4]. Devenu ainsi spécialiste incontournable et multi-casquettes en matière éducative, il est président fondateur du Centre de Recherches Interdisciplinaires [5], fellow de l’organisation Ashoska, a été membre du Conseil National du Numérique et du Haut Conseil de l’éducation. Il est responsable de la chaire UNESCO « Sciences de l’apprendre » en France [6], rapporteur pour l’OCDE et il intervient auprès de la Commission européenne, laquelle a lancé une étude sur le rôle de la créativité dans l’éducation. Au-delà de ce CV impressionnant, il est intéressant de voir que la trajectoire de François Taddei a connu une inflexion décisive il y a quelques années, comme il l’a expliqué lui-même au journal Le Monde :

« Quand j’ai eu à me frotter, à l’Inserm, aux questions éthiques posées par mes travaux ou ceux de mes collègues, j’ai pris conscience que la recherche, que j’avais toujours considérée comme un jeu, ne l’était plus vraiment. J’ai alors préféré travailler sur les questions d’éducation. » [7]

Une sortie d’une rare franchise, mais atterrante. On conçoit aisément qu’un chercheur soit lassé de son premier objet de recherche. On peut tout de même s’étonner de voir l’éducation assimilée à un objet de réflexion ludique, débarrassé de questions éthiques trop lourdes. Mais cela souligne l’essentiel : François Taddei est devenu un communicant professionnel, rompu à toutes les astuces du storytelling [8], largement appuyé par un réseau à la croisée des mondes médiatique, politique, et scientifique. Or, le discours qu’il déploie et la pensée qui en émerge portent un projet préoccupant pour l’éducation. Sous le flou d’une novlangue vaseuse, on peut distinguer un projet de délégitimation voire de destruction de l’école publique. Ce projet trouve aujourd’hui des relais dans l’Éducation Nationale, où les analyses et préconisations des deux rapports précédemment cités percolent depuis le Ministère jusqu’aux académies devenues « apprenantes  ».

La société apprenante, un projet au-dessus de tout soupçon

Le discours sur la société apprenante est construit de façon à paralyser toute critique de plusieurs façons : parce qu’il prétend défendre un projet bon pour l’humanité, parce que ceux qui s’y opposeraient seraient des criminels, et parce qu’il est volontairement confus.
La société apprenante naît d’un constat répété de manière lancinante sinon obsessionnelle par tous ses adeptes : le monde n’a jamais changé aussi vite, il est soumis à une accélération sans précédent, il doit faire face à des défis inédits et nombreux, et surtout, il n’a jamais été aussi incertain [9]. Heureusement, François Taddei sait quoi faire et nous montre la voie :

« [La société apprenante] est au service du développement du capital humain. La confiance, l’ouverture, le partage et la coopération en sont des valeurs essentielles ; elles favorisent la mise en commun des expériences de chacun et facilitent le progrès de tous. Cette société apprenante s’appuie sur la recherche, sur les possibilités du numérique et s’ouvre aux innovations issues de tous les pays pour les adapter à chaque écosystème quand elles sont pertinentes et contribuer à relèvent les défis globaux. » [10]

La société apprenante est une sorte de panacée, de solution à tous les maux qui ravagent la planète. C’est un monde sans conflit, où « la hiérarchie a disparu », laissant place à l’horizontalité, où les « politiques publiques et les stratégies d’entreprises » co-participent à la mise en place de « projets écologiques, solidaires et d’inclusion sociale  » [11]. « La co-évolution des intelligences, individuelles, artificielles et collectives » permet de « construire un avenir souhaitable qui bénéficie à tous » [12]. La société apprenante, nouvel Eden, permet à chacun de s’épanouir à tout âge : les enfants y sont tous des chercheurs, apprenant à apprendre en autonomie, le « développement professionnel et personnel » y est facilité par « une formation de qualité tout au long de la vie » [13].

De telles promesses ne devraient susciter que l’adhésion, la concorde dans la béatitude, mais hélas les critiques perdurent :

« Il faut passer d’une structure de contrôle à une société de la confiance (…) On a trop peu confiance en nos chefs d’où toutes les grèves, tous les machins qu’on connaît trop bien (…) on sait râler, on sait critiquer, mais on ne sait pas le faire comme une force de proposition, comme une force d’innovation. »

La ficelle est grossière et le masque commence déjà à craqueler : la société apprenante aime la démocratie, mais moins le mouvement social et les autres machins dans le genre ; la critique y est pensable si elle reste dans les bornes du saint consensus ; la hiérarchie peut être remise en cause, tant qu’on fait confiance aux leaders [14]. La société apprenante est finalement à l’image des open spaces  : l’ouverture et l’horizontalité y sont au service du contrôle et de la hiérarchie.

Dans le rapport de 2018, François Taddei va bien plus loin lorsqu’il dresse le portrait de ses contradicteurs :

« La société apprenante n’a pas que des alliés. Le néo-obscurantisme prospère lorsque certains acteurs n’ont pas intérêt à ce que la connaissance soit partagée ou que les résultats de la science remettent en cause leurs positions… Si, pour Nelson Mandela, “l’éducation est la meilleure arme pour changer le monde”, ceux qui ne veulent pas de ces changements attaquent aujourd’hui les écoles. Boko Haram (littéralement “livre interdit”) est une des multiples entités à avoir pris pour cible les écoles ces dernières années. Certains demandent que, comme les attaques des hôpitaux, les destructions ciblées d’écoles soient considérées comme des crimes de guerre. Le champ de la connaissance scientifique est également un terrain de bataille, certains défendant l’innocuité du tabac, d’autres niant le réchauffement climatique ou défendant des thèses créationnistes. Si les Lumières ont su s’imposer contre bien des conservatismes depuis le 18e siècle, le combat contre le néo-obscurantisme est loin d’être terminé. Ainsi, en France un centre de culture scientifique, “la Casemate” de Grenoble, vient-il d’être détruit par un acte criminel revendiqué par des néo-luddites.  »

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[1Christophe Cailleaux, « À propos d’un expert en éducation », Le Club Mediapart, 27 mai 2018.

[2Derniers exemples en date : il intervient longuement dans un film documentaire en deux parties Demain l’école, diffusé sur la chaîne Arte et disponible en replay (du 15 septembre au 13 novembre 2018). Le lendemain de la diffusion en direct de ce film, le 16 septembre, il est également invité par Louise Tourret dans l’émission de France Culture « Être et savoir ». Il y bénéficie d’un accueil totalement bienveillant pour faire la promotion de son livre Apprendre au 21e siècle qui vient de paraître.

[3Dont voici la biographie en ligne qui mentionne divers prix obtenus, notamment celui de la recherche fondamentale à l’Inserm en 2003.

[4On ne trouve pas le deuxième rapport directement sur le site officiel du MEN, le lien pointant vers le site du CRI, et lui donnant d’ailleurs par là même une visibilité importante.

[5On peut y découvrir que c’est « a convivial place at the crossroads of life sciences, learning and digital sciences ». Selon le script du documentaire Demain l’école, «  le CRI qui fait figure de référence en termes d’innovation dans l’éducation  ».

[6Titre souvent transformé en un plus prestigieux « titulaire de LA chaire UNESCO etc. »,par exemple ici.

[7On peut lire ici encore un portrait sans concession, féroce même : « François Taddei, chercheur interdiscipliné », Le Monde, 21 mars 2013.

[8Il suffit de comparer son rapport pour l’OCDE écrit en 2009, lourd, parfois brutal et les deux derniers rapports pour le MEN ; ou encore de comparer sa conférence TEDx de 2010 et ses dernières interventions et conférences, pour voir à quel point François Taddei a su s’adapter et développer de nouvelles compétences.

[9« L’éducation et les institutions scolaires connaissent actuellement des changements inédits et rapides dans le monde entier. Le contexte socioéconomique, en pleine mutation, et les bouleversements qui affectent nos sociétés globalisées obligent les enseignants à faire évoluer leurs pratiques », écrit Pascale Haag pour promouvoir les lab schools elles-mêmes parées de toutes les vertus par François Taddei (in AOC, 3 septembre 2018).

[10Un Plan pour co-construire la société apprenante, 2018, p. 69.

[11Ibid., p. 38.

[12Ibid., p. 63

[13Ibid., p. 64.

[14Par ailleurs, la stature institutionnelle de François Taddei (rapports pour OCDE, ministres, directeur du CRI etc.) et le fait que des territoires deviennent solennellement « apprenants  » en la co-présence de François Taddei et de cadres de l’Éducation Nationale sont, en soi, des signes de son aspiration à renforcer une horizontalité très hiérarchique, à l’image des open spaces.