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À propos des projets de nouveaux programmes [d’histoire] de seconde - par Philippe Olivera (lycée Diderot, Marseille)

jeudi 11 février 2010, par Elie

En découvrant la première mouture des nouveaux programmes de seconde, je me
suis trouvé partagé entre plusieurs réactions immédiates. D’abord, le refus de participer
de quelque manière que ce soit à toute forme de (pseudo)« concertation » qui ferait
« remonter » des avis plus ou moins éclairés fondés sur on ne sait quelle légitimité.
Ensuite, le sentiment que nous étions en présence, sinon d’une situation inédite, du
moins d’une rare occasion de réfléchir et d’agir ensemble.

Face à ce nouveau programme, la première réaction qui est la notre relève de la
critique intellectuelle (historiographique, politique…) de son esprit et de ses choix, ses
nouveaux contenus et ceux qui ont été évincés. Je ne nie pas la nécessité de cette
critique : il faut la faire et bien la faire. Il y a toujours une forte charge d’idéologie dans
un programme : il suffit d’évoquer ici l’idéologie en vogue du « développement
durable » dont l’arrivée dans le programme de seconde s’inscrit dans la continuité d’une
invasion des niveaux du primaire et du collège… Mais dans un programme, cette charge
idéologique est rarement univoque et je ne crois pas que l’on puisse s’en tenir à ce
niveau de lecture.

La deuxième réaction spontanée est celle du praticien qui sera conduit dans
quelques mois à mettre en oeuvre les programmes. Mon irritation devant la disparition
de ce qui « marche » avec mes élèves (la Méditerranée au XIIe siècle pour ne prendre
qu’un exemple) et le maintien de ce qui me pose au contraire les plus gros problèmes
avec mes classes (« Humanisme et Renaissance » pour ne prendre là encore qu’un seul
exemple). Mais de même, là n’est pas l’essentiel aujourd’hui, me semble-t-il. Il est
beaucoup plus urgent à mes yeux de saisir l’occasion qui nous est donnée de dépasser
l’écart croissant que je ressens entre ces deux réactions « naturelles » et spontanées :
celle de l’expert qui pense et celle du technicien qui applique.

Je crois que pour réagir efficacement à ce projet de réforme du programme de
seconde (en attendant ceux de première et de terminale), il faut d’abord prendre du recul
pour mesurer l’état de notre discipline. Je suis assez vieux dans le métier pour me
rappeler le dernier changement important des programmes de seconde (je veux parler de
celui de 1995, et non du simple ajustement de 2003). Il faut se souvenir qu’à l’époque,
on sortait de plus d’une décennie de réflexions et/ou de polémiques autour du rôle de
l’histoire scolaire (pour s’en convaincre, on peut relire le chapitre qui évoque cette
période dans L’Enseignement de l’histoire en France de Partick Garcia et Jean Leduc,
ou les riches éléments donnés par Patricia Legris dans La Fabrique scolaire de
l’histoire) : mise en place de lieux de réflexion, rôle de l’APHG entre autres, rapport
Girault et grand colloque qui suivit, création du conseil national des programmes,
commission(s) Joutard, groupe d’experts… La réforme de 1995 fut un peu
l’aboutissement de ce contexte favorable à la réflexion de la profession historienne (du
secondaire à l’université) sur elle-même et sur ses objectifs.

Disant cela, je précise aussitôt qu’il n’y a là aucune forme d’idéalisation de ma part
d’un « âge d’or » révolu : il ne faudrait pas exagérer le degré de cohésion du milieu à
cette époque, rappeler le caractère très formel de la grande « consultation » autour de la
réforme des programmes (et comme toujours l’imposture de ce genre de
« consultation » dont le propos est de donner un vernis de légitimité à des décisions
prises en petit comité), et encore moins sacraliser le résultat : ces fameux programmes
de 1995 avec l’introduction des « moments historiques qui sont des jalons importants
dans l’élaboration de la civilisation contemporaine », dont je crois qu’ils sont pour
beaucoup dans la dérive qui s’aggrave en ce moment. J’y reviendrai, mais voyons d’abord le contraste entre cette époque pas si lointaine et ce que nous vivons
aujourd’hui.

- Des programmes élaborés dans une urgence indécente : réforme annoncée le 19
novembre, précisions du ministre sur l’histoire-géographie le 6 décembre, remise de
copie du « groupe de travail » le 20 janvier, « consultation » du 27 janvier au 12 mars
(dont un mois de vacances échelonnées)… Pour enfin présenter le tout au conseil
supérieur de l’éducation le 1er avril : le choix de cette date (s’il se confirme) est au
moins à la hauteur de cette mascarade.

- Une élaboration qui émane de qui, de quoi ? D’où sort le « groupe de travail » qui
est l’auteur de ce projet ? Qui le compose ? Le moins que l’on puisse dire, est que nous
sommes en présence d’un bel exemple de « boite noire » administrative et d’un
formidable recul par rapport à la situation d’il y a quinze ans.

- Moins nouveau, sans doute, car c’est pour le coup un travers bien connu de la
technostructure administrative : sa capacité à changer de cap sans faire l’inventaire des
positions que l’on quitte, avec la superbe ignorance des « réformateurs » inspirés. Mais
quand même ! Où est l’évaluation sérieuse de ce qui fonctionnait (ou pas) dans la mise
en oeuvre des programmes précédents ? Ne serait-il pas au moins de la responsabilité de
l’Inspection générale de la faire et de la rendre publique ?

Donc : une procédure d’élaboration à la hussarde, opaque et débarrassée de tout
inventaire sérieux de ce que l’on réforme, qui en dit autant sur les méthodes cavalières
habituelles des « réformateurs » que sur l’état d’une discipline incapable aujourd’hui de
peser collectivement. Et pour quel résultat ?

Pour des raisons de simple compétence personnelle, mais aussi parce que c’est
surtout là que résident les problèmes à mes yeux, je m’en tiendrai au programme
d’histoire.

Il faut commencer par l’examen des grands choix et là encore regarder en arrière, au
moins jusqu’aux programmes de 1995. En introduisant la discontinuité chronologique
avec la succession de « moments » problématisés, ils inauguraient une logique que le
projet actuel ne fait que pousser un peu plus loin : là où la moitié seulement du
programme devait être consacrée à la succession des moments-questions, c’est
désormais plus des deux tiers du temps disponible qu’il faut leur accorder. Or, sans
entrer dans le détail des « thèmes » retenus (et certains – pas tous ! – sont sans doute
beaucoup plus pertinents que ceux qu’on abandonne), il me semble surtout essentiel de
mesurer la principale conséquence de cette extension de la logiques des « flashs »
historiques : déjà en 1995, et plus encore aujourd’hui, donc, remplacer la continuité
d’une période à traiter par la succession de « moments-problèmes » c’est introduire une
forte contrainte dans la manière d’aborder en classe le détail de l’histoire qu’on
enseigne. Et il est de ce point de vue parfaitement stérile de déplorer par exemple la
standardisation croissante des manuels (ceux qui se préparent seront à coup sûr des
merveilles du genre) sans mesurer combien c’est la logique même des programmes euxmêmes
qui poussent à une telle standardisation dans les classes, ce qui est bien plus
grave.

Même si le projet de programme « en consultation » n’est que le renforcement d’une
tendance à l’oeuvre depuis longtemps, ce n’est pas une raison de la tenir pour acquise.
D’autant plus qu’au-delà des « thèmes » eux-mêmes, ce nouveau programme introduit
un degré bien plus considérable de contrainte pédagogique. En effet, si nouveauté il y a,
c’est surtout dans le détail du programme qu’elle se trouve. Car on y découvre un
recours systématique au strict encadrement de la mise en pratique : telle « question »
(une problématique déjà contraignante en elle-même) devra être traitée à travers un cas
déterminé à l’avance. Migrer au XIXe siècle ? C’est l’Irlande. La « diversité du monde
aux XVe-XVIe siècle ? C’est Constantinople-Istambul, puis (« au choix ») Pékin ou
Tenochtitlan, etc. etc. etc.

Dans l’injonction faite au professeur d’aller de Constantinople-Istambul à
Tenochtitlan en passant par Pékin, on pourrait voir un hommage rendu à sa vaste culture
ou tout au moins à sa remarquable capacité de formation permanente. Dans les faits,
derrière cette (illusoire) manière de concevoir le professeur d’histoire comme une sorte
d’agrégatif permanent, je crains qu’il ne s’agisse plutôt de le réduire à la fonction d’un
honnête technicien « appliquant » une feuille de route sans trop avoir à réfléchir sur des
domaines historiques qu’il maîtrisera mal. Sans même évoquer le serpent de mer de
l’indigence de la formation permanente dans l’Éducation nationale, j’y vois de mon côté
une évidente et dramatique cohérence avec les réformes en cours de la formation des
enseignants et de leur séparation d’avec la recherche.

Pour résumer : des thèmes dont la problématique est strictement orientée, jusque
dans le plan du cours qu’il faudra faire ; des choix fortement contraints des exemples et
des « cas » à traiter pour mettre en oeuvre ces problématiques ; une difficulté croissante
pour l’enseignant de maîtriser en historien la matière de ce qu’il est censé enseigner…
Plus je relis ce projet de programme, et plus je me convainc que ce qui est en jeu, c’est
la remise en cause de la possibilité pour le professeur de faire ce qui me semble être le
coeur de son métier et l’expression fondamentale de sa compétence professionnelle : sa
capacité à construire lui-même des éléments de cohérence dans ce qu’il enseigne et des
correspondances entre les parties d’un programme.

D’une certaine manière, les auteurs (inconnus) du programme ont rendu de la belle
ouvrage. Qu’est-ce qu’un programme, en effet, sinon l’inévitable résultat d’un bricolage
entre de multiples contraintes : évolution de l’historiographie, enjeux civiques : vive
l’Europe !, apparence de continuité avec les programmes précédents pour ne pas trop
effrayer les collègues, et enfin – last but not least – contrainte horaire (dont la réduction
n’est d’ailleurs pas pour rien dans le renforcement des contraintes imposées à
l’enseignant !). De ce point de vue, il faut reconnaître que le projet rendu par le
« groupe de travail » est à bien des égards séduisant et manifeste même une grande
virtuosité. Mais devant cette belle copie de khâgne, je vois surtout un message clair : ne
pensez plus, on réfléchit pour vous !

Encore une fois, je crois nécessaire de remettre cette évolution en contexte et de
revenir en arrière. Comme le faisaient opportunément remarquer Patrick Garcia et Jean
Leduc dans l’ouvrage déjà cité, on doit se rappeler que déjà dans les années 1990, alors
que le degré de compétence professionnelle (je ne parle évidemment que de la
dimension strictement disciplinaire de cette compétence) avait tendance à progresser
avec les recrutements massifs au CAPES qui rendaient les « spécialistes » d’une
discipline majoritaires dans le corps des professeurs d’histoire-géographie, il y avait au
même moment le début d’une spectaculaire inflation des « documents
d’accompagnement » précisant à l’enseignant ce qu’il était censé enseigner. Comme s’il
avait fallu neutraliser le risque d’émancipation du corps enseignant que faisait courir à
l’institution ce renforcement des compétences par un renforcement parallèle de
l’encadrement pédagogique.

Ce à quoi nous assistons aujourd’hui s’inscrit donc dans une belle continuité. Et
devant cette tendance qui s’aggrave, il me semble difficile d’éviter de sortir les grands
mots : pour moi, au-delà de telle ou telle modification thématique, c’est rien moins que
notre fameuse « liberté pédagogique » (évidemment rappelée dans un programme qui,
volens nolens, tend à la nier) qui est en jeu.

Or, dans le contexte évoqué plus haut d’affaiblissement des lieux qui autrefois
pouvaient faire exister (un peu) collectivement la discipline historienne, j’ai le
sentiment que les conditions sont réunies pour provoquer un sursaut. Bientôt viendront
les futurs programmes de première et de terminale où les contraintes seront encore plus
fortes pour nos bricoleurs de programmes en laboratoires qui ne manqueront pas – j’en
prends le pari – d’aller encore plus loin dans l’encadrement précis de nos pratiques et de
nos choix d’enseignants. D’autres disciplines sont touchées, à commencer par nos
collègues de SES. Dans nos établissements, la réforme en cours promet un contexte de
luttes à venir contre la caporalisation pédagogique via les « conseils » du même nom.
Quant aux collègues des universités, ils luttent déjà contre la réforme de la formation
des enseignants.

Loin de la « consultation » dont il faudrait être naïf pour attendre quoi que ce soit, il
s’agit d’une rare occasion, je crois, de mobiliser nos collègues autour d’une réflexion
collective sur le sens de notre enseignement. Cette réflexion est indispensable (et
cruellement absente aujourd’hui) pour espérer pouvoir résister aux injonctions
croissantes venues d’en haut.

Cela passe, je crois, par le dépassement du fossé que je relevais en ouverture de ce
propos entre les réflexions critiques (et publiques) d’ordre général d’une part, et les
micro-résistances (plus ou moins clandestines) que de nombreux enseignants ne
manqueront pas d’opposer. Au vu des premières réactions des collègues avec lesquels
j’ai eu l’occasion d’en parler, j’ai le sentiment qu’il y a une forme de frémissement dans
l’apathie générale.

Alors oui, je conviens qu’une analyse précise des enjeux des programmes proposés
en termes de contenu est utile et nécessaire. Je conviens aussi de la nécessité de la
mener à tête reposée et de manière équilibrée, sans se contenter d’y chercher les signes
d’une dérive idéologique (il y en a, c’est évident, mais ils ne sont pas forcément
nouveaux ni forcément univoques dans les choix opérés).

De même, je sais qu’à la rentrée prochaine, j’entreprendrais comme beaucoup de
mes collègues de bricoler avec la feuille de route qu’on m’imposera, de ruser avec mes
obligations de fonctionnaire pour continuer à faire cours dans le respect de ce que
j’estime être – en mon âme et conscience – un exercice conséquent de mon métier.

Mais considérant qu’aujourd’hui l’urgence est avant de mener un travail concret de
réappropriation collective de ce qui fait le coeur de notre métier, j’ai surtout l’intention,
à court terme, de le mener avec mes collègues de tous les jours et avec ceux des lycées
environnants. Évaluer nous-mêmes, sur le terrain, les programmes en vigueur, leur
confronter les projets qu’on nous soumet et, ce faisant, confronter concrètement nos
pratiques et notre conception du métier, voilà ce que me semble aujourd’hui prioritaire,
en dehors de toute réponse à la pseudo-« consultation » en cours.