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L’école est à bout de souffle : les raisons d’une crise inédite - Lucie Delaporte, Mediapart, 2 septembre 2011

vendredi 2 septembre 2011, par Elie

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Et maintenant les leçons de morale… C’est la dernière lubie rue de Grenelle : introduire des cours de morale à l’école primaire, apprendre que la liberté de chacun s’arrête là où commence celle d’autrui, qu’il ne faut pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il vous fasse…

L’annonce, alors que le primaire perd encore près de 9.000 postes cette rentrée et que 1.500 classes sont fermées, a naturellement suscité la consternation (lire ici). Pourquoi pas, d’ailleurs, apprendre l’anglais dès 3 ans, comme le préconisait il y a quelques mois encore Luc Chatel ? Pathétique déconnexion avec le terrain ou cynisme de celui qui sait que ces fumigènes font toujours leur petit effet sur la machine médiatique ?

L’exercice d’autosatisfaction qu’a constitué la conférence de rentrée de Luc Chatel, n’hésitant pas à parler, à propos de la « personnalisation des enseignements » qu’il se félicite d’avoir instaurée, de « révolution » comparable à celle de l’école laïque de Jules Ferry ou à la démocratisation des années 1970 laisse songeur.

Quelques jours plus tôt, une enquête du syndicat des chefs d’établissement, le SNPDEN (lire ici), avait jeté une lumière beaucoup plus crue sur cette rentrée : 12% des établissements du secondaire disent ne plus assurer les horaires nationaux, l’aide individuelle étant de fait sacrifiée. Les chiffres décrivent une institution exsangue qui se demande comment colmater les brèches à la veille de la rentrée scolaire de douze millions d’élèves.

Certes, la crise profonde de l’école est ancienne et gloser sur les échecs du système scolaire français est devenu un rituel. Selon l’historien de l’éducation Claude Lelièvre, « lorsqu’on prend les indicateurs statistiques internationaux, le paquebot de l’éducation nationale apparaît sur son aire depuis une quinzaine d’années ». Un système en cale sèche, ou du sur-place qui n’en finit pas de reproduire les inégalités, laisse en grande difficulté scolaire 15 à 20% des élèves à l’issue du primaire… Tout cela est connu.

Reste que, depuis quatre ans, les choix politiques ont donné une inflexion nouvelle à cette crise.

D’abord, l’application à marche forcée du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux dans l’éducation a asphyxié un peu plus un système déjà à la peine. 66.000 suppressions de postes en quatre ans : malgré tous les efforts pour rendre ces coupes invisibles au grand public – on supprime, ici, l’aide aux enfants en difficultés, on rogne, là, sur l’année de stage des nouveaux entrants dans le métier –, tout cela a fini par se voir.

Mais l’essentiel est peut-être aussi ailleurs. Car sur ce point, le gouvernement peut rappeler que les moyens dévolus à l’éducation sont les mêmes qu’il y a vingt ans et restent, au regard des comparaisons internationales, très importants.

L’application d’un libéralisme méthodique, par la mise en concurrence généralisée du système, a sans doute modifié bien plus profondément encore l’école. Assouplissement de la carte scolaire, internats d’excellence ou établissements ECLAIR (ex-ZEP) pour lesquels le climat scolaire est l’unique préoccupation… L’ensemble dessine une école qui, sous couvert d’élitisme républicain, assume comme jamais sa mécanique inégalitaire.

Enseignants : une pénurie bien organisée

« Je veux rassurer les parents des 12 millions d’élèves : il y aura bien un professeur devant chacun d’eux », déclarait il y a quelques jours Luc Chatel au Parisien. Comme objectif de rentrée, on aurait certes pu attendre un peu plus d’ambition, mais c’est bien que la chose aujourd’hui ne va plus tout à fait de soi. Et qu’en réalité, le compte n’y est pas.

Académie par académie, enseignants et chefs d’établissements égrènent les trous. « Sur l’académie de Lyon en anglais, il y a 182 heures non affectées. Cela correspond à près de 45 classes sans profs d’anglais. Il manque 64 heures de maths pour l’instant, soit l’équivalent de douze classes sans enseignants dès la rentrée, rapporte le secrétaire académique du SNES, Jean-Louis Perez. Ils vont tenter de les imposer en heures supplémentaires. » Pas sûr que cela suffise. Comme le révélait l’enquête du syndicat des chefs d’établissement publiée lundi, les enseignants, surtout au lycée, font déjà en moyenne deux heures supplémentaires par semaine.

1.- Des remplacements plus aléatoires que jamais

Utiliser le contingent des remplaçants dès la rentrée ? La ficelle, usée jusqu’à la corde, est, là encore, sur le point de craquer. Ces dernières années, pour faire face à la pénurie croissante de profs, les enseignants-remplaçants sont affectés dès septembre sur des postes pleins. Autant qui manqueront pour assurer au fil de l’année les besoins en remplacement.

« Mon fils n’a pas eu école parce que le remplaçant du remplaçant n’était pas là », entendait-on à une sortie d’école primaire. Et encore ceux-là ont eu la chance de bénéficier d’un remplaçant. « Il y a 59 TZR (titulaires remplaçants) en maths sur Lyon et déjà plus que huit disponibles », prévient Jean-Louis Perez. Les difficultés de remplacement vont donc se poser encore plus tôt dans l’année et de façon bien plus importante que les années précédentes.

2.- Des classes surchargées

Au ministère de l’Education, on rappelle la baisse du nombre d’élèves depuis 15 ans – 500.000 en moins – alors que 35.000 postes d’enseignants étaient créés. C’est oublier qu’en vingt ans, les conditions d’enseignement ont totalement changé et que revenir au taux d’encadrement de la fin des années 1980 mettrait à mal tous les dispositifs visant justement à améliorer la qualité de l’enseignement : demi-groupes, élargissement de la palette d’options…

Par ailleurs, la tendance démographique pointée par le ministère s’est déjà inversée : les enfants du baby-boom de l’an 2000 arrivent cette rentrée au collège. Depuis onze ans, il semble que le phénomène aurait pu être anticipé sans grand mal... « C’est le point le plus difficile sur l’académie de Rennes. Depuis 2008, nous avons gagné 5.400 élèves et on nous a retiré 360 équivalents temps pleins. Les inspecteurs ont donné l’ordre de faire du surbooking. Au-delà de 35-36 élèves par classes, les établissements deviennent des petites marmites », déplore Gwenaël Le Paih, représentante du SNES en Bretagne.

Toutes les classes à faible effectif sont désormais supprimées au risque de compromettre un peu plus l’offre de formation. L’aide individuelle, chère à Luc Chatel, devient pour le moins chimérique.

3.- Toujours moins de recrutements

Et la situation n’est pas près de s’améliorer… La pesante campagne de communication autour du recrutement de 17.000 enseignants (au moment où l’on supprimait autant de postes !), montrant une Laura heureuse d’avoir le « poste de ses rêves » et un Julien ravi d’exercer le métier « à la hauteur de ses ambitions », n’a pas suffi à endiguer une chute sans précédent des vocations.

Les candidats présents au CAPES externe étaient 12.491 cette année contre 22.074 en 2010, soit presque moitié moins ! En mathématiques, il y a eu cette année presque autant de postes que de candidats. Résultat, des centaines de postes mis au concours non pourvus. Ce seront donc des contractuels ou des vacataires, dont certains viennent de rater le concours, qui seront recrutés sur ces postes.

Précarité

Car la précarisation du statut d’enseignant est bien la face cachée des réformes. Désormais, le recours à des non-titulaires, contractuels ou vacataires, pour faire face aux manques structurels d’enseignants est devenu systématique. Alors que l’on dépasse les 60.000 suppressions de postes d’enseignants depuis 2007, le nombre de contractuels a bondi de 25% sur la même période.

Le gouvernement assume d’ailleurs pleinement cette politique en mettant en scène des « job dating » de profs, du recrutement express par Pôle emploi qui peut puiser dans un vivier d’étudiants de licence, master ou doctorat. Mais comme on sait depuis la réforme de la masterisation que le métier d’enseignant s’apprend sur le tas… pourquoi s’inquiéter ?

Recours à des précaires, généralisation des heures supplémentaires pour les titulaires : le changement de statut des enseignants, prochaine étape des projets gouvernementaux – et sur lequel avance déjà à tâtons le parti socialiste – existe de facto.

4.- Quelques-uns seront sauvés…

Certains se souviennent encore des discours du candidat Nicolas Sarkozy sur l’école et l’égalité des chances. Or, année après année, dans les enquêtes internationales telles que PISA, la France apparaît comme un des pays de l’OCDE où le milieu social exerce la plus grande influence sur le niveau scolaire des élèves. La tendance n’a fait que s’accentuer.

Mais dans une vision de plus en plus libérale de l’institution scolaire qu’importe si quelques-uns s’en tirent ?

« Nous avons un système qui ne fonctionne pas pour les moyens, les élèves médiocres, note l’historien Claude Lelièvre. Notre politique éducative reste foncièrement élitiste. L’argent a en priorité été distribué à ceux qui étaient les plus sélectionnés. On donne ainsi énormément pour les classes prépa, beaucoup pour le lycée, un peu pour le collège et pratiquement rien pour le primaire. Je pense qu’il faut remettre la pyramide sur son socle. »

Les internats d’excellence constituent l’exemple parfait de la conception de plus en plus libérale de l’institution scolaire. « Exfiltrer des quartiers ceux qui peuvent s’en sortir, en mettant énormément de moyens sur ce tout petit noyau, tant pis pour les autres », affirme le sociologue Benjamin Moignard qui étudie ces nouveaux dispositifs. Mais il convient désormais à chacun de construire son parcours scolaire, faire le choix du bon lycée, de la bonne orientation... Et l’on est prié de croire que cela profitera naturellement à tous…

L’assouplissement de la carte scolaire, qui devait susciter « une émulation entre les établissements » et « inciter chacun d’entre eux à améliorer ses performances », allait bien évidemment dans ce sens. La fuite vers le privé engendrée par cette mise en concurrence tous azimuts est, semble-il, observée rue de Grenelle avec la plus grande bienveillance. L’Unsa-éducation a même calculé que, pour la rentrée 2011, l’enseignement privé, « scolarisant 16,9% des élèves, ne sera touché que par moins de 11% des suppressions. Cela représente, en ne tenant même pas compte des publics accueillis, un détournement de 747 emplois de l’enseignement public vers l’enseignement privé ».

Et pour les établissements de périphérie, où la ghettoïsation n’a jamais été si forte, une solution « sur-mesure » a été trouvée.

ECLAIR, chronique d’un échec annoncé

Créés pour remplacer les ZEP, les zones d’éducation prioritaire, qui ont échoué malgré d’importants moyens pour sortir de l’ornière ces zones de relégation scolaire et sociale, les ECLAIR (Ecoles, collèges et lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite) sont censés remédier de leur côté à tous les problèmes de l’éducation prioritaire.

Premier étape : on change d’objectif et on met en avant « le climat scolaire », la lutte contre la violence, l’enseignement passant après. D’ailleurs, grâce à une autonomie accrue de ces établissements, ils pourront adapter un peu – comprendre alléger – les programmes pour ce public décidément rétif. Car le maître mot sans doute un peu magique pour le gouvernement, mais aussi pour une partie du PS, est l’autonomie.

Pour pallier le problème bien connu des ZEP où le turn-over des équipes rendait de fait difficile la continuité des projets, et où des jeunes profs étaient régulièrement envoyés au casse-pipe, les chefs d’établissement peuvent désormais recruter eux-mêmes un personnel « motivé autour du projet d’établissement ». Ainsi 325 collèges et lycées vont expérimenter l’autonomie de recrutement, c’est-à-dire un recrutement d’enseignants sur « avis » du chef d’établissement. Sauf que… des candidats, il n’y en a pas.

Dans les vingt-deux collèges et lycées ECLAIR de l’académie d’Amiens, la plus forte densité en France, « la moitié des postes à pourvoir pour cette rentrée sont restés vacants ! », rapporte Hervé Le Flivenec, représentant de la FSU. « Une trentaine de postes sur l’académie n’ont eu aucun candidat. Du coup, on est allé chercher des stagiaires dont on connaît déjà les difficultés ! Au niveau de la permanence des équipes pédagogiques, c’est un peu compromis puisque les stagiaires changent d’affectation au bout d’un an », ironise-t-il. Serait-il à craindre que « le climat scolaire » ne s’apaise pas miraculeusement ?

5.- Violence et climat scolaire

« Le risque existe de se satisfaire d’une école qui enseigne moins mais qui surveille et punisse plus », écrivent les sociologues Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément et Guy Dreux dans La Nouvelle Ecole capitaliste, qui vient de paraître à La Découverte. Il est vrai que le discours le plus sécuritaire s’est peu à peu banalisé concernant l’école. En déclarant une resanctuarisation des établissements scolaires, en lançant des pistes sur la fouille des élèves ou les portiques de sécurité, Xavier Darcos avait ouvert la voie il y a trois ans.

Depuis, on s’est accommodé de la présence policière dans certains établissements, de la généralisation de la vidéosurveillance dans des zones de relégation sociale où l’unique solution semble de créer des collèges bunker, protégés des quartiers (lire ici pour un exemple à Gennevilliers).

Mais toute annonce sur le sujet fait toujours son petit effet, comme parler d’imposer des travaux d’intérêt général aux élèves sanctionnés dès cette rentrée. Le ministère sait très bien que la chose est techniquement impossible à mettre en place dans un délai aussi court, mais l’impression de fermeté demeure… Ce qui est bien l’essentiel.