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La justice oblige l’Inserm à embaucher une chercheuse précaire - Nathalie Brafman et Yan Gauchard, Le Monde, 13 mars 2013

jeudi 14 mars 2013, par Mariannick

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Sophie A. peut souffler. Cette chercheuse (qui préfère garder l’anonymat), ingénieure spécialiste du cancer et âgée de 32 ans, devrait enfin pouvoir signer son premier contrat à durée indéterminée (CDI). Le tribunal administratif de Nantes a donné tort, mardi 12 mars, à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) qui la faisait travailler depuis onze ans. Il a deux mois pour l’embaucher.

Depuis 2001, cette Nantaise, mariée et mère de deux enfants, a enchaîné sans interruption onze années de contrats à durée déterminée (CDD) au sein d’une seule et même équipe de recherche médicale en biologie. Puis, en janvier 2013, l’administration lui a brutalement notifié son congé définitif. "A l’époque, on m’a certifié que cela n’avait rien à voir avec mes compétences et mon investissement. J’avais trop d’ancienneté pour signer un nouveau contrat, raconte-t-elle. Et officiellement, il n’y avait pas le budget pour pérenniser mon poste, juste les crédits pour un nouveau CDD." La mort dans l’âme, elle abandonne ses travaux.

Le bras de fer juridique était loin d’être gagné. Car Sophie A. était rémunérée pour chaque CDD par un employeur différent : l’association de recherche du centre hospitalier universitaire (CHU) de Nantes, l’Inserm, le CHU, le CNRS, puis de nouveau l’Inserm. "Mais elle a toujours occupé les mêmes fonctions, avec les mêmes responsables", souligne Me Rémi Bascoulergue, son avocat.

Saisi du dossier, le tribunal administratif de Nantes a estimé que la pluralité des employeurs ne devait "pas faire obstacle à la prise en compte de l’ancienneté" de l’ingénieure, acquise sur son poste de travail. Bref, l’Inserm apparaît, au cours des huit dernières années, comme "l’unique et véritable employeur".

Le tribunal admet même implicitement que le non-renouvellement du contrat de Sophie A. a pu nuire à son entité de travail. De fait, l’Inserm, souligne le juge Marie Guichaoua, "n’a versé aucun élément de nature à faire douter des aptitudes professionnelles" de la requérante, alors que cette dernière menait une étude clinique importante permettant de redonner un système immunitaire à des accidentés de la route.

"AVANCÉE INCONTESTABLE"

Malgré la décision du tribunal de Nantes, Sophie A. reste prudente : "Tant que je n’ai pas retrouvé le chemin du laboratoire, je ne suis pas soulagée." Son avocat a annoncé qu’il allait également réclamer "le dédommagement du préjudice" subi par sa cliente "à la suite de la rupture illégale de son contrat".

Le jugement nantais, premier du genre, selon l’avocat de la chercheuse, depuis l’entrée en vigueur de la loi Sauvadet - qui prévoit qu’une personne en poste dans un emploi public depuis plus de six ans est en droit de demander un CDI -, devrait faire jurisprudence. "On peut penser qu’il y a d’autres chercheurs, mais aussi des personnes travaillant dans la fonction d’Etat, la fonction hospitalière ou territoriale dans la même situation que ma cliente, indique Me Bascoulergue. C’est une avancée incontestable pour les agents en situation précaire, qui pourront prétendre à une titularisation s’ils remplissent les conditions posées par la loi."

Interrogé, l’Inserm dit vouloir se donner le temps de la réflexion avant d’interjeter, ou non, appel. Il a deux mois pour le faire. "Nous attendons d’avoir la décision pour réagir", indique-t-on au siège.

Dans un référé d’août 2012, la Cour des comptes avait épinglé l’institut pour le grand nombre de précaires dans ses laboratoires. Selon l’institution, le nombre de CDD a été multiplié par quatre entre 2005 et 2010, passant de 497 à 1 925, soit 28 % des effectifs globaux contre 12 %. L’Inserm travaille actuellement avec les syndicats sur une charte (des bonnes pratiques) sur les CDD. Le CNRS a adopté, en octobre 2012, un règlement qui limite les CDD à trois ans.

ENVIRON 50 000 PRÉCAIRES DANS LES UNIVERSITÉS ET ORGANISMES DE RECHERCHE

"Mais tout cela ne réglera pas la précarité des chercheurs, le seul moyen est d’augmenter le nombre de contrats statutaires", insiste Julien Hering, membre du collectif Papera (Collectif pour l’abolition de la précarité dans l’enseignement supérieur, la recherche et ailleurs). "Et puis, c’est un signal catastrophique envoyé aux jeunes : d’une certaine manière, on leur dit, faites des études, vous pouvez espérer 3 ans de CDD !", fustige Emmanuel Saint-James, président de Sauvons la recherche (SLR).

Selon l’association, le nombre de précaires dans les universités et les organismes de recherche s’élèverait à environ 50 000 (sans compter les vacataires). Compte tenu de la situation budgétaire et économique, la situation ne devrait pas s’arranger. "La situation des précaires est catastrophique et intenable ! La décision du tribunal de Nantes est certes une bonne nouvelle, car le droit est respecté, déclare Emmanuel Saint-James. Mais cette situation prépare une véritable crise des vocations dans les années à venir. Comment convaincre des jeunes d’avoir un tel niveau de qualifications pour être dans la précarité ?" Dans les années 1980, un jeune chercheur pouvait espérer un poste avant même d’avoir fini sa thèse. Depuis, le délai n’a pas cessé d’augmenter, et il faut désormais attendre en moyenne six ans pour en obtenir un.

Une situation qui tend à l’absurdité, selon SLR. L’association affirme que les établissements ne tournent que grâce à des personnes qui sont dans des situations difficiles : "Les personnels statutaires s’occupent de l’administration, et ce sont les précaires qui font la recherche et l’enseignement !"

Nathalie Brafman et Yan Gauchard (à Nantes)