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Chercheurs pris en fraude 3/5. L’omerta plutôt que l’alerte - Nicolas Chevassus-au-Louis, Médiapart, 13 août 2013

mercredi 14 août 2013, par Mademoiselle de Scudéry

Aux États-Unis, l’organisme chargé de l’intégrité de la science évalue à 8 000 le nombre de chercheurs ayant commis des inconduites scientifiques dans leur carrière. Or seuls une vingtaine de cas sont signalés par an. Pourquoi ce silence ? Troisième volet d’une série sur la junk science.

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« En dépit de l’attention croissante aux problèmes d’inconduite scientifique, les efforts pour promouvoir l’intégrité en recherche restent inefficaces », reconnaissait en 2010 dans les colonnes de Nature, Sandra Titus, responsable des sciences de la santé de l’Office of Research Integrity américain. Pourtant, propositions et initiatives ne manquent pas pour s’attaquer au problème. Après de longues années de cécité plus ou moins volontaire, la communauté scientifique internationale semble décidée à affronter la question de la dégradation de la qualité des articles en biologie et en médecine. Quitte à réformer en profondeur les règles du jeu de la science.

Pionniers en la matière, les États-Unis avaient créé en 1992, à la suite d’affaires de fraudes retentissantes, l’Office for Research Integrity. Cette organisation examine les rapports d’enquêtes menées dans les laboratoires financées par les puissants National Institutes of Health (NIH), principaux bailleurs de fonds publics de la recherche biomédicale aux États-Unis, en cas de suspicion de manquement à l’intégrité. Elle a le pouvoir d’interdire un chercheur ou un institut d’être financé par les NIH.

En France, là encore suite à une affaire de fraude commise dans un de ses laboratoires, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a créé en son sein en 1999 une Délégation à l’intégrité scientifique (DIS), placée sous l’autorité du directeur général et pouvant procéder à des investigations. L’initiative a fait école. Longtemps en retrait sur cette question, le CNRS vient de créer un poste de médiatrice chargée de recueillir toutes les plaintes, et de les aiguiller vers les services concernés. L’Institut national de la recherche agronomique (Inra) s’apprête à nommer un délégué à la déontologie au sein de sa direction. Et l’université Paris VI, une des plus actives en recherche, vient aussi tout récemment de se doter d’un service dédié à l’intégrité scientifique.

Ces guichets uniques, dotés de pouvoir d’enquête et, le cas échéant, de sanctions, sont assurément utiles. Ils offrent aux chercheurs témoins dans leurs laboratoires de manquements à l’intégrité scientifique la possibilité de les signaler. Et ils proposent des procédures écrites, codifiées, pour les traiter, ce qui permet de lutter contre la tendance spontanée du monde scientifique à traiter ces cas par de petits arrangements inavouables, en d’autres termes à mettre la poussière sous le tapis.

Pourtant, il est frappant de voir que leur activité stagne, alors que les manquements se généralisent. L’ORI américain est en moyenne saisi de 24 cas par an, ce qui est très peu. Sandra Titus, de l’ORI, a sorti sa calculette. « Nous savons que 2 % des scientifiques reconnaissent avoir au moins une fois eu des comportements relevant de l’inconduite scientifique. Beaucoup tirent de cette observation la conclusion réconfortante qu’il n’y a que peu de brebis galeuses. Cependant, si on extrapole ce résultat aux 400 000 chercheurs financés par des fonds fédéraux, cela signifie que 8 000 d’entre eux ont commis des inconduites scientifiques dans leur carrière et que la majorité des cas restera indétectée », écrivait-elle en juillet 2010 dans Nature.

En France, la DIS de l’Inserm traite une quinzaine de cas annuels, mais son périmètre de saisine est beaucoup plus large que celui de l’ORI, puisqu’elle peut, contrairement à l’institution américaine, être saisie des conflits surgissant à propos des signatures d’un article : une question particulièrement sensible en biologie et en médecine, car le premier signataire de l’article est réputé avoir mené le travail, le dernier signataire l’avoir dirigé, et les autres y avoir contribué d’une manière ou d’une autre. Qui signe un article, et dans quel ordre, représente un enjeu crucial pour un chercheur, puisqu’il y va devant la postérité de la reconnaissance de sa participation à une recherche...

Ce type de conflit représente la très grande majorité des cas traités par les instances spécialisées des organismes de recherche français, des présomptions de fraude n’étant signalées que deux ou trois fois par an. « Certes, les conflits de signatures n’ont pas de conséquences sur la qualité des articles publiés. Mais leur nombre croissant est une autre conséquence de l’intensification de la concurrence scientifique », analyse Pierre-Henri Duée, qui dirige la mission d’audit interne et d’inspection de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique).

Du côté des chercheurs, on se montre souvent hésitant à signaler les manquements observés. Des chercheurs américains ont envoyé un questionnaire aux chercheurs du NIH leur demandant s’ils en avaient été témoins, et quelle avait été leur attitude. Ils ont reçu 2 599 réponses. Les 85 % de réponses positives à la première question ne peuvent guère être tenus pour signe que les manquements à la rigueur sont à ce point majoritaires. À l’évidence, les chercheurs qui ont été témoins de tels problèmes ont davantage répondu à l’enquête. Plus intéressante est la réaction des chercheurs. Parmi les deux tiers d’entre eux qui ont entrepris une action, seuls 16 % se sont adressés à leur hiérarchie ou aux organismes spécialisés de leur institution. Tous les autres ont préféré entreprendre des démarches informelles, bien qu’elles n’aient abouti que dans 28 % des cas à corriger le problème observé.

Mettre à l’amende ?

« L’attitude la plus fréquente est d’essayer de régler cela en interne, discrètement, en jouant de ses relations : par exemple en faisant en sorte, auprès de l’école doctorale, qu’un chercheur qui laisse ses doctorants embellir leurs données n’ait plus d’étudiants », témoigne un ancien chercheur de l’institut Pasteur. « Jamais un étudiant en thèse, un technicien en CDD ou un post-doc ne prendra le risque pour sa carrière d’aller signaler les manquements dont il est témoin. »

L’ORI, tout comme les instances spécialisées des organismes de recherche français, ont beau garantir la discrétion, la crainte est grande, dans un petit milieu où tout le monde se connaît, d’apparaître comme un délateur (lire notre l’enquête d’octobre 2011 “Quand des universitaires protègent un plagiaire”). Pourtant, la déclaration de Singapour sur l’intégrité scientifique de 2011 (lire ci-dessous), texte fondateur des efforts internationaux en la matière, stipule qu’il est du devoir du chercheur de signaler les manquements dont il est témoin. « Ce principe est bon, mais il est vrai qu’en France, le fait de faire un signalement est mal perçu, d’autant plus qu’il y a, dans le droit français, des lacunes juridiques sur la protection des lanceurs d’alerte », explique la biologiste Michèle Hadchouel, qui dirige la DIS de l’Inserm.

Déclaration de Singapour sur l’Intégrité en recherche

Les tentatives institutionnelles de lutter contre l’inconduite scientifique, pour utiles qu’elles soient, semblent donc toucher à leurs limites. « Il faut reconnaître que la création de la DIS, si elle a permis de régler efficacement nombre de problèmes, n’est pas parvenue à alerter suffisamment sur les risques croissants de manquements à l’intégrité scientifique », reconnaît l’économiste de la santé Martine Bungener.

Sandra Titus, de l’ORI, tire des conclusions similaires. Pour elle, la seule mesure efficace serait de frapper les chercheurs au porte-monnaie en finançant en priorité les instituts qui ont mis en place les dispositions les plus strictes pour lutter contre les manquements à l’intégrité scientifique, de manière à enclencher une dynamique vertueuse collective.

Face à ces limites de la lutte institutionnelle contre l’inconduite scientifique, la solution est-elle d’impliquer davantage les revues ? Le problème, comme on le lira au prochain volet de notre enquête, c’est que l’édition scientifique est en plein bouleversement du fait de l’irruption de nouvelles revues. Et nombre d’entre elles ont toutes les raisons de prêter fort peu attention à la qualité de ce qu’elles publient.