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Julie Le Mazier : « Le mouvement est en train de prendre » - Faïza Zerouala, Médiapart, 29 mars 2018

jeudi 29 mars 2018, par Laurence

Une douzaine de facultés sont bloquées pour protester contre la réforme d’accès à l’enseignement supérieur. Spécialiste des mobilisations étudiantes, la chercheuse Julie Le Mazier évoque un mouvement qui manque encore de coordination nationale, mais qui connaît une accélération.

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Julie Le Mazier est docteure en science politique, auteure d’une thèse intitulée « Pas de mouvement sans AG : les conditions d’appropriation de l’assemblée générale dans les mobilisations étudiantes en France (2006-2010). Contribution à l’étude des répertoires contestataires » et chargée de cours à l’Université Paris XIII-Villetaneuse.

La spécialiste des mouvements étudiants, membre de Sud Éducation, revient pour Mediapart sur la mobilisation qui traverse les universités en France depuis quelques semaines. Les étudiants et lycéens protestent contre la loi Orientation et réussite des étudiants (ORE), définitivement adoptée le 8 mars dernier. Celle-ci prévoit notamment la mise en place d’attendus, soit une liste de compétences requises pour intégrer telle ou telle filière.


Les étudiants, et lycéens, se mobilisent contre Parcoursup et la loi ORE, il y a eu accélération avec plusieurs blocages de fac, est-ce le signe que le mouvement est en train de prendre ?

Julie Le Mazier  : Quelques indicateurs démontrent que le mouvement est en train de prendre. C’est toujours difficile à diagnostiquer, car nous ne sommes pas des prophètes. Néanmoins, les chiffres de participation aux assemblées générales ces derniers jours sont importants. Ils étaient plus de 2 000 à Toulouse et Montpellier. Si on les compare avec ceux des mouvements étudiants de la fin des années 2000, on se rapproche des chiffres de la mobilisation contre le Contrat première embauche (le CPE) en 2006 avec des étudiants et professeurs qui débordaient des amphithéâtres. Les blocages qui commencent sont aussi un signe à prendre en compte.

La seule chose fragile en revanche, c’est que le mouvement est circonscrit à certaines villes. Toulouse s’est mobilisée d’abord en raison du projet de fusion. Les violences à Montpellier ont aussi motivé les étudiants. Cela va-t-il essaimer ? Impossible de le déterminer pour le moment, mais si elles restent isolées cela risque d’être compliqué de maintenir le mouvement. Il n’y a pas eu de grosse manifestation réunissant à la fois lycéens et étudiants. Même si celle du 1er février était relativement importante pour une première. La deuxième a stagné en raison de différents facteurs aussi différents que le choix de dates très rapprochées, à cinq jours d’intervalle, la neige et surtout le manque d’informations. Les lycéens étaient confrontés à Parcoursup avec tout le stress que cela génère. Il leur fallait avoir de bonnes notes pour leur dossier.

Si cela gagne les universités, c’est aussi parce qu’on connaît mieux les contours de la réforme de la licence avec la question de la compensation qui disparaîtrait ou la fin du rattrapage de la deuxième session. Les syndicats étudiants font aussi leur travail d’information.

Les ingrédients sont-ils réunis pour une forte mobilisation sachant que la nouvelle loi touche directement les lycéens et les futurs étudiants ? Qu’est-ce qui permet de pérenniser un mouvement ?

D’abord, il faudrait que les différentes universités se coordonnent avec des journées de manifestation communes qui auraient un retentissement médiatique plus fort. Cela peut s’inscrire dans le cadre d’une coordination nationale ou grâce à l’entremise des syndicats. Quelques-unes ont eu lieu mais cela n’a pas eu beaucoup d’écho.

Pendant la lutte contre le CPE, pendant les congés de février, 10 000 étudiants ont occupé la gare de Rennes. Il y avait eu une grande assemblée générale puis une manifestation. Les leaders de la grève étudiante ont profité des vacances scolaires pour faire la tournée des établissements parisiens et dans les alentours pour chauffer les troupes. Il fallait alors élargir le champ des possibles des étudiants et leur montrer que ça valait le coup de s’engager. Chaque AG débutait par une liste des facs en grève pour créer un effet d’entraînement. Cela n’aurait pas fonctionné s’ils avaient continué à mener des actions minoritaires avec des collectifs militants.

Aujourd’hui, il y a des lycéens et étudiants qui ne sont pas informés. Cela dépend aussi des universités et de l’inventivité des collectifs militants qui proposent plus ou moins de choses. Les cours alternatifs peuvent inciter les étudiants à venir quand même à l’université. La dimension conviviale entre aussi en ligne de compte. Les grévistes vont tisser des liens d’amitié et apprendre à vivre au rythme des ateliers de confection de banderoles ou d’affiches. Cela peut être anodin mais comme cela ne requiert pas de compétences particulières, cela peut permettre aux moins politisés de se sentir intégrés au sein d’un projet collectif. Il faut aussi qu’il y ait des cortèges pour aller en manifestation. Personne n’ira jamais seul.

Y a-t-il des formes d’action reproduites de mouvement en mouvement ?

Le milieu étudiant se renouvelle chaque année. Il est frappant d’observer qu’il y a une continuité dans les modes d’action que ce soit en 1968, 2006, 2010 ou 2016 avec des blocages, des occupations d’universités, des assemblées générales et des manifestations. Des traditions se perpétuent, car le début d’un mouvement est initié par des militants qui ont déjà l’habitude de le faire ou qui appartiennent à des organisations qui perpétuent cette mémoire de lutte. Ils expliquent par exemple l’importance des AG ou pourquoi les grèves des cours sont nécessaires pour éviter que seuls les grévistes ne soient pénalisés.

Pourquoi les jeunes mobilisés sont-ils les bêtes noires des dirigeants politiques ?

Ces mouvements font peur aux dirigeants, car ils sont moins contrôlables. Les syndicats étudiants sont moins reconnus par les politiques que ceux de salariés. Les jeunes réclament souvent tout ou rien, il n’y a pas de levier de négociation. Si vous mettez plein de jeunes dans la rue, ils courent, ils débordent. La peur de la jeunesse est structurelle dans les sociétés. Elle se radicalise aussi plus vite et facilement car elle a moins d’attaches, pas de famille, pas d’emploi. Elle peut ne pas avoir peur de finir en garde à vue par exemple.

Par ailleurs, quand une partie d’une classe d’âge vit une grève, elle se politise. Les soixante-huitards ne se contentent pas d’avoir fait Mai-68. Les anonymes ont poursuivi la contestation à différentes échelles. Cela produit des conséquences sur le long terme. Cette mémoire existe chez les gouvernants, car cela peut être dangereux de ne pas contenter la jeunesse. Alain Devaquet a été contraint de démissionner après la mort de Malik Oussekine en dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986. Vingt ans plus tard, Dominique de Villepin a vu sa carrière politique ruinée par le CPE.

En 2016, la contestation contre la loi sur le travail avec Nuit debout, où beaucoup de jeunes étaient présents a montré que désormais une nouvelle forme de mobilisation émerge. Est-ce vraiment le cas ?

Même si cela n’a pas pris l’ampleur des grèves de la jeunesse scolarisée, toute une génération de militants, les mêmes qu’aujourd’hui se sont rencontrés. Deux ans après ils ont acquis des réflexes et ont noué des contacts avec des syndicats de salariés par exemple. Ils ont plein de ressources désormais. Certains étaient au lycée à l’époque et sont désormais à l’université. Ils ont acquis un savoir.

L’Unef a perdu son statut de première organisation début 2017. La Fage est arrivée première, mais n’est pas opposée à la loi. Comment s’explique cette perte d’influence et cela peut-il avoir un impact sur l’organisation d’un mouvement structuré ?

C’est une transformation importante. La Fage n’est pas que favorable à la loi, elle n’est surtout pas un syndicat. Le débat a longtemps traversé l’Université. Au moment de la guerre d’Algérie, il existait deux camps à l’Unef. Ceux qui considéraient qu’une organisation étudiante devait être apolitique et ceux qui désiraient avoir un syndicat calqué sur ceux des salariés avec un objectif de transformation sociale. La Fage se situe dans le premier cas de figure. Elle est née dans les corpos étudiantes qui n’existent que pour organiser la sociabilité des étudiants à travers les soirées par exemple et aussi pour assurer la reproduction des groupes sociaux dominants comme les avocats ou les médecins.

La Fage est aussi le reflet de la transformation étudiante où la culture de revendiquer des droits a perdu du terrain. Elle n’est pas un syndicat, elle rassemble des associations sous une étiquette unique. Cette fédération d’associations ne souhaite pas utiliser la grève comme moyen d’action, ce qui est préjudiciable à la contestation.

L’Unef a perdu les élections, mais aussi des adhérents, donc des bras pour mobiliser dans les amphis. Il y a moins de gens pour faire le travail d’information pour grossir les cortèges de manifestation et faire un travail militant de pédagogie. On dit qu’ils ont perdu de leur audience, mais cela continue quand même de marcher.

Le poids des réseaux sociaux est aussi réel, les vidéos des violences à l’université de Montpellier ont par exemple été relayées via Facebook. Est-ce le signe que la lutte se fait aussi sur Internet désormais ?

Évidemment, l’époque est différente, car en 2006, il n’y avait pas de smartphone. Contrairement aux apparences, ce n’est pas un appui énorme pour les mobilisations. On peut être derrière son ordinateur, suivre les événements minute par minute et partager les informations, cela ne forme pas un réseau effectif dans la rue. Cela peut renvoyer une impression d’efficacité, mais en réalité cela ne fonde pas de lien permettant de créer un engagement. C’est un moyen d’engagement moins coûteux, mais moins efficace. Pour les personnes mobilisées, c’est aussi chronophage.

Des groupes WhatsApp ou Messenger (des applications de discussion instantanée) sont créés pour échanger. Mais dans ces boucles de cinquante personnes, tout le monde envoie des idées à tous les instants. Avant, ces modalités étaient réglées au fil de la journée, en direct. Il faut donc déterminer sur le long terme si c’est une ressource ou une contrainte.

Dans plusieurs universités, des étudiants s’opposent au blocage, est-ce un phénomène courant ?

C’est très courant, mais ce n’est pas nécessairement un frein. Le dialogue peut être conflictuel ou constructif. Il peut y avoir des personnes opposées au blocage, mais favorables aux revendications des étudiants mobilisés. Parfois, ceux-ci vont dans les assemblées générales pour essayer de peser sur le résultat et contester le débrayage. L’ambiance et les arguments déroulés par les uns ou les autres peuvent parfois les convaincre du bien-fondé de l’action. Généralement, les anti-blocage sont issus de la minorité très politisée à droite comme l’Uni.

Plusieurs militants mobilisés ont dénoncé l’irruption de l’extrême droite dans les universités comme l’ont fait par exemple les étudiants agressés à Montpellier, à Lille ou à Paris-I par exemple. Est-ce un phénomène nouveau ?

Non, cette implantation est très ancienne via le GUD par exemple. Cela été très violent au sens littéral dans les années 1970. À la fin des années 2000 aussi. Les étudiants craignaient qu’il y ait des descentes de militants d’extrême droite. En 2016, lors du mouvement contre la loi travail, il n’y a pas eu d’expression aussi radicale. Mais c’est assez logique, car ces idées progressent en France, dans la société. L’Université n’y est pas imperméable. Cette adhésion à ces valeurs est aussi plus acceptée socialement, moins tabou. Un doyen peut dire qu’il est fier de ces jeunes comme l’a fait celui de l’Université de Montpellier. Mais finalement, ces attaques soudent le groupe plus qu’autre chose.


Mai-68 dont on célèbre le cinquantenaire est convoqué dans les manifestations, le parallèle est-il pertinent ? Y a-t-il une correspondance avec la mobilisation de 1986 ?

Normalement, à l’Université, la ligne rouge est la sélection. En 1967, il était question d’engager cette réforme. On arrivait après plusieurs années de massification scolaire, comme aujourd’hui avec des élèves qui s’entassaient dans des universités trop exiguës. Des campus comme celui de Nanterre ont été construits, mais ont très vite été saturés. Le tri social a été retenu comme solution. Les moins bons devaient aller dans certaines filières. Cela n’a pas été la principale raison à Mai-68, mais cela a contribué à nourrir la fronde.

La loi Peyrefitte d’avril 1967 était semblable à celle de Frédérique Vidal, mais n’est pas passée. Fin 1968, la loi Faure était une trahison eu égard aux revendications portées un an plus tôt par la jeunesse. Mais elle a sanctuarisé la possession du baccalauréat comme seule condition d’accès à l’Université. En 1986, le projet de sélection porté par Alain Devaquet a été retiré. La mort de Malik Oussekine a précipité sa démission, mais vraisemblablement vu l’importance de la mobilisation, le projet de loi n’aurait pas été maintenu, car il y avait toute la phobie des gouvernants : un mort et la renonciation du ministre.

Aujourd’hui, le contexte est différent. On a laissé pourrir le système jusqu’à tant qu’on ait rendu la sélection acceptable. Depuis la loi LRU qui octroie l’autonomie aux universités, elles gèrent leur propre masse salariale, sans moyen. Il n’y a pas de construction de facultés à la hauteur des besoins. La pénurie a été déléguée à un logiciel qui doit la gérer, or APB n’était pas un problème en soi, un algorithme ne fait pas de politique.

L’année dernière, il y avait 800 000 candidats pour 600 000 places. Le battage médiatique autour du tirage au sort, qui concerne environ 1 % des inscrits à l’Université a préparé l’acceptabilité de la réforme. Les élèves essayent de s’en sortir de manière individuelle, ce qui est le résultat d’années de réformes libérales qui font que la sélection n’est plus une ligne rouge. Même si les étudiants et les syndicats ont réussi à imposer l’idée que c’est bel et bien une sélection qui est mise en place à l’entrée de l’Université. Plus personne, à part la ministre et la majorité, ne le nie.