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« Mes enfants l’heure est grave : il va falloir faire des économies ». La faillibilité comme mode de gouvernement des universités - Jérémy Sinigaglia, "Actes de la Recherche en Sciences Sociales", 2018/1

vendredi 11 mai 2018, par Laurence

Dans le droit pénal des peuples les plus civilisés, le meurtre est universellement regardé comme le plus grand des crimes. Cependant une crise économique, un coup de bourse, une faillite même peuvent désorganiser beaucoup plus gravement le corps social qu’un homicide isolé.

Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893, p. 75.

Faillite : sanction qui frappait les commerçants et dirigeants d’entreprise en état de cessation de paiements.

Dictionnaire Larousse.

En 2010, soit un an seulement après le passage à la pleine autonomie budgétaire d’une première série d’universités, conformément aux dispositions de la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (dite « loi LRU » ou « loi Pécresse »  [1]) adoptée en 2007, les premiers budgets déficitaires apparaissent. Très rapidement, le terme de « faillite » est utilisé par différents observateurs (universitaires, syndicalistes, journalistes) pour qualifier la situation financière dans laquelle se trouvent 11 universités, en déficit deux années consécutives. Elles sont entre 7 et 15 par an à présenter des comptes déficitaires entre 2012 et 2015. Une mission interministérielle « Recherche et enseignement supérieur » remet à la Cour des comptes, en 2016, un rapport faisant état du « contrôle budgétaire des opérateurs »  [2] (terme utilisé pour désigner les établissements universitaires dans le Projet de loi de finances depuis 2014). Le rapport s’appuie sur une « grille d’alerte », développée par la Direction des affaires financières (DAF) et la Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (DGESIP) du ministère de l’Enseignement et de la Recherche, «  permettant d’identifier les établissements en situation financière préoccupante » en les classant sur une échelle à deux niveaux de risque. Six universités sont classées au niveau 1 (« situation très dégradée, difficultés financières avérées, risque d’insoutenabilité à court ou moyen terme  »), neuf au niveau 2 (« situation dégradée ou tendance à la dégradation, risque d’insoutenabilité  »), soit encore une quinzaine d’établissements en difficulté. Ce terme de « faillite », régulièrement repris par la presse, est pourtant pour le moins inhabituel dans le domaine des services publics. Il suscite une incompréhension, des interrogations, mais aussi une certaine crainte chez les agents du monde universitaire. Comment une université, établissement public, peut-elle être en faillite ?

La situation difficile des universités françaises est connue et fait l’objet de publications régulières  [3]. Malgré des promesses présidentielles répétées de « sanctuarisation », le budget de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) a subi au cours des dernières décennies des coupes régulières. Avec la loi de finances rectificative du budget de 2014, il manquerait selon la Conférence des présidents d’universités (CPU), 160 millions d’euros au budget 2015 (soit une baisse de 1,25 %). Après avoir affirmé pendant sa campagne, comme son prédécesseur, vouloir faire de l’enseignement supérieur et de la recherche une « priorité nationale », Emmanuel Macron annonce une coupe de 331 millions dans le budget de l’ESR quelques mois seulement après son élection  [4]. À cette restriction budgétaire s’ajoute une baisse des emplois, en particulier sur les postes d’enseignant.e.s. chercheur.e.s (EC). En 2014, 2 500 postes de maître.sse.s de conférences et de professeur.e.s des universités ont été mis au concours, toutes sections du Conseil national des universités (CNU) confondues, soit 1 000 postes de moins qu’en 2009 alors que le nombre de départs en retraite reste stable, voire a tendance à augmenter sur cette période. Dans un contexte où le nombre d’étudiant.e.s ne cesse de croître  [5], ces choix politiques et budgétaires contribuent à dégrader les conditions d’enseignement et de recherche et constituent des obstacles à une démocratisation réelle de l’enseignement supérieur  [6]. L’injonction politique est donc double et contradictoire : l’université doit à la fois faire des économies et, suivant la rhétorique de « l’excellence », être plus « performante » tant au niveau de l’enseignement  [7] que de la recherche [8]..

Cet article propose d’analyser, d’un point de vue sociologique, les liens qui existent entre les récentes réformes de l’ESR en France, en particulier certaines dispositions de la loi LRU (notamment les « responsabilités et compétences élargies ») et la situation financière des universités. Pour ce faire, il s’agira d’abord de replacer les politiques actuelles dans le processus d’hétéronomisation  [9]qui tend, au moins depuis le processus de Bologne, à imposer au champ universitaire des logiques économiques et managériales. Ce détour historique invite à sortir d’une lecture strictement comptable des difficultés budgétaires rencontrées par les universités : si celles-ci sont déclarées proches de la faillite, cette situation a en partie été construite. L’hypothèse au centre de cet article est que la faillibilité, entendue comme la perspective, la menace ou la crainte de la faillite, constitue un mode de gouvernement des universités, et plus largement une forme relativement originale d’action publique. Par la mise en crise financière des universités, les autorités publiques se contentent de poser le cadre budgétaire de la réforme et délèguent aux agents en charge de l’administration des établissements le choix des mesures concrètes à mettre en œuvre et la responsabilité de leurs succès comme de leurs échecs. Il s’agira d’abord de s’intéresser à la construction du diagnostic de crise, c’est-à-dire à la manière dont les différents agents impliqués dans la production de l’action publique universitaire, interprètent les difficultés financières des universités. On verra que, d’un côté, le ministère et différentes instances du champ bureaucratique comme la Cour des comptes, mettent en avant la mauvaise gestion des établissements par les équipes dirigeantes ; d’un autre côté, des membres des conseils d’administration des établissements concernés, critiques à l’égard des récentes réformes de l’ESR, mettent l’accent sur la manière dont les nouvelles logiques gestionnaires issues de la LRU creusent inévitablement les comptes. L’analyse montre également que, quel que soit leur degré d’adhésion à ces principes gestionnaires, les équipes dirigeantes et les membres du conseil d’administration se trouvent de fait en situation non seulement de mettre en œuvre les réformes, mais, plus encore, de procéder à des arbitrages douloureux et d’en endosser entièrement la responsabilité, bien qu’agissant dans un cadre particulièrement contraint. Face à la menace de la « faillite », et, avec elle, de la perte de l’autonomie budgétaire de l’établissement, les administrateurs. trices déploient alors eux-mêmes et elles-mêmes différentes stratégies de réduction des dépenses. Certaines se retrouvent dans tous les établissements. D’autres varient fortement en fonction des ressources des universités, qui les incitent (ou autorisent) à jouer le jeu de la « performance » dans leurs missions d’enseignement et/ou de recherche [voir encadrés « Méthodologie de l’enquête » et « Portrait des deux sites d’enquête », ci-contre].


Méthodologie de l’enquête
Cette recherche a débuté en juillet 2012 dans le cadre d’un petit groupe de travail constitué au sein de l’Association des sociologues enseignant.e.s du supérieur (ASES). L’idée de départ était de mettre nos outils sociologiques au service de la compréhension et de la critique des transformations de notre champ professionnel. La première phase de l’enquête, menée entre 2012 et 2014 par Sandrine Garcia, Odile Henry, Natalia La Valle, Yann Renisio et moi-même, a consisté en la réalisation de sept monographies d’universités (Créteil, Paris Sud, Grenoble, Aix-Marseille, Strasbourg, Lorraine), plus ou moins développées, s’appuyant sur deux types de matériaux : d’une part, l’analyse de documents officiels tels que les bilans financiers et les bilans sociaux ; d’autre part des entretiens réalisés avec des membres ou d’anciens membres de conseils d’administration de chaque université. Cette première phase a donné lieu à la publication d’un article : Odile Henry et Jérémy Sinigaglia, « De l’autonomie à la mise sous tutelle ? Contraintes budgétaires et stratégies gestionnaires des universités », Savoir/agir, 29, 2014, p. 15-24.

L’article présenté ici repose sur une enquête réalisée entre 2014 et 2017, dans le prolongement de ce premier travail collectif, avec une problématique plus centrée sur l’action publique que sur les questions budgétaires proprement dites. Deux types de matériaux sont mobilisés. L’analyse des transformations du contexte budgétaire des universités et de la construction du diagnostic de crise s’appuie sur un corpus de textes officiels (textes de loi, accords européens, rapports parlementaires et de la Cour des comptes, communiqués et documents produits par l’administration du ministère de l’ESR, entretiens publiés dans la presse). L’analyse des pratiques des administrateurs repose principalement sur une série de six entretiens semi-directifs réalisés dans deux universités auprès d’enseignants-chercheurs élus entre 2012 et 2016 au conseil d’administration de leur établissement, complétés par une dizaine d’entretiens informels avec d’autres agents (élus dans les conseils centraux, directeurs de composante, responsables syndicaux). Les personnes interrogées peuvent être considérées, à des degrés divers, comme des opposant.e.s aux récentes réformes de l’université. Il aurait été intéressant de pouvoir aussi recueillir et analyser le point de vue de promoteurs ou défenseurs de ces réformes, notamment parmi les dirigeants des établissements, mais le caractère militant de la première phase de l’enquête a empêché la réalisation de tels entretiens. Leur point de vue est donc reconstitué ici principalement à partir de leurs prises de position publiques.

Portrait des deux sites d’enquête

Malgré un budget global équivalent (environ 500 millions d’euros), les deux universités où s’est déroulée l’enquête ont des profils assez différents. On note d’abord que la masse salariale occupe une part beaucoup plus importante du budget à l’Université de Lorraine (UL) (près de 90 %) qu’à l’Université de Strasbourg (UdS) (moins de 70 %), ce qui représente en 2015 une centaine de millions d’euros mobilisables pour d’autres activités. Cela s’explique par un volume d’emplois plus important à l’UL qu’à l’UdS : environ 3 700 enseignant.e.s-chercheur.e.s contre 2 500 et 3 200 personnels BIATSS contre 2 000. L’UL compte également un plus grand nombre d’UFR (42 contre 37), alors que l’UdS héberge davantage d’unités de recherche (72 contre 60). En outre l’UL compte 7 000 étudiants de plus, et surtout une proportion bien plus importante de boursiers sur critères économiques (48 % contre 37 % à l’UdS, qui se situe dans la moyenne nationale). Par contre l’UdS bénéficie depuis longtemps des financements « d’excellence » du programme « Investissement d’avenir » (ex « Grand Emprunt ») : soutenu au titre des « Initiatives d’excellence » (Idex) depuis 2012 à hauteur de 25 millions d’euros par an, l’établissement compte 16 « laboratoires d’excellence » (Labex) et 11 « équipes d’excellence » (Equipex) ; l’UL n’a quant à elle obtenu qu’en 2017, dans le cadre du deuxième Programme d’investissement d’avenir (PIA 2), un soutien au titre de l’« Initiative-Science-Innovation-Territoires-Économie » (I-site) – label moins prestigieux que l’Idex et donnant accès à un financement moins important (en l’occurrence 10,5 millions d’euros) – et ne compte que trois Labex et deux Equipex.

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[1Loi n° 2007-1199 du 10 août 2007.

[2« Note d’analyse de l’exécution budgétaire 2016 » de la Mission interministérielle « Recherche et enseignement supérieur » pour la Cour des comptes, p. 48-49.

[3Voir entre autres : Abélard, Universitas calamitatum : le livre noir des réformes universitaires, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2003 ; Christian de Montlibert, Savoir à vendre. L’enseignement supérieur et la recherche en danger, Paris, Raisons d’agir, 2004 ; Franz Schultheis, Marta Roca i Escoda et Paul-Frantz Cousin (dir.), Le Cauchemar de Humboldt. Les réformes de l’enseignement supérieur européen, Paris, Raisons d’agir, 2008 ; « L’université en crise. Mort ou résurrection ? », Revue du MAUSS, 33, 2009 ; Christophe Granger, La Destruction de l’université française, Paris, La Fabrique, 2015.

[4Camille Stromboni, « Un plan sévère d’économies de 331 millions d’euros pour l’enseignement supérieur et la recherche », Le Monde, 13 juillet 2017.

[5En 2014-2015, le nombre d’étudiants inscrits dans l’enseignement supérieur (2,4 millions, dont 1,5 millions dans les universités) est en augmentation pour la 6e année consécutive et, fait récent, la croissance est plus rapide pour les universités que pour les Écoles. Voir Diane Marlat, « Les effectifs d’étudiants dans le supérieur en 2014-2015 en forte progression, notamment à l’université », Note d’information. Enseignement supérieur & Recherche n° 15.08, MENESRSIES, 2015, p. 1-8.

[6Romuald Bodin et Sophie Orange, L’Université n’est pas en crise, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2013.

[7Après l’objectif de 50 % d’une génération diplômée de l’enseignement supérieur fixé par la loi sur l’école de 2005, François Hollande a affirmé dix ans plus tard vouloir porter cet objectif à 60 % d’une classe d’âge.

[8 Lucien Karpik, « “Performance”, “excellence” et création scientifique », Revue française de socio-économie, 10, 2012, p. 113-135 ; Nicolas Brusadelli et Frédéric Lebaron, « Les indicateurs de “performance” universitaire. Outils statistiques de la privatisation de l’excellence », Savoir/agir, 22, 2012, p. 97-104

[9On entend par là une remise en cause de l’autonomie du champ, au sens défini par Pierre Bourdieu (Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992) ; la notion est utilisée par quelques auteurs qui s’inscrivent dans le cadre de la théorie des champs (voir par exemple Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains 1940-1953, Paris, Fayard, 1999 ou Wenceslas Lizé et Delphine Naudier, « Intermédiaires, professionnalisation et hétéronomisation des champs artistiques », in Maxime Quijoux (dir.), Bourdieu et le travail, Rennes, PUR, 2015, p. 159-176).