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Etudiants étrangers : « “Bienvenue en France” », un dispositif au nom de contre-vérité, ne doit pas être mis en œuvre »- Barbara Cassin, Le Monde, 16 mars 2019

samedi 16 mars 2019, par Laurence

"Bienvenue en France ? J’ai honte."

L’augmentation des droits d’inscription pour les étudiants étrangers hors Communauté européenne piétine nos valeurs et menace la francophonie, estime l’académicienne Barbara Cassin.

Pour lire ce texte sur le site du Monde

Tribune. En France, on se soigne et on apprend gratuitement (ou presque) et très bien (ou presque), en tout cas plutôt mieux qu’ailleurs. Voilà de quoi les Gaulois sont heureux et fiers, qu’ils aient un gilet jaune, un col blanc, ou un stylo rouge. Notre identité, nos valeurs sont là, partagées, concrètes.

Je veux ici, très solennellement protester. Je veux faire entendre notre voix à nous, responsables et praticiens de l’enseignement, de la recherche, de l’éducation, de la culture. Pour dire que « Bienvenue en France », un dispositif au nom de contre-vérité, une infox qui ose se présenter comme un plan gouvernemental d’attractivité des étudiants internationaux, ne doit pas être mis en œuvre. Ni eu égard à ce que nous sommes, ni eu égard à la sacro-sainte économie.

La clé de ce dispositif, que l’on veut contraindre les présidents d’université à appliquer, consiste à faire payer très cher – 16 fois plus cette année qu’en 2018 – les droits d’inscription de certains étudiants. Pour ceux qui viennent de pays hors Communauté européenne, ces droits passent de 170 à 2 770 euros pour la licence, et de 243 à 3 770 euros pour le master.

Des fonctionnaires aux ordres

Résultat, pour ne parler que francophonie : sur le même banc, on trouvera un Belge, un Suisse, un Canadien (il y a des accords qui en font des « Européens »), soit des « riches » qui paieront comme nos enfants. Et on trouvera – ou plutôt on ne trouvera plus ! – un Sénégalais, un Algérien, un Haïtien, qui devraient mais ne pourront pas payer les droits qui leur sont réclamés. Le fils remarquable d’un de mes collègues de Dakar a eu bien tort de choisir la France. Il a déjà perdu un an (refus de visa à cause de l’engorgement du consulat), et va perdre maintenant une autre année de cursus avant de choisir le Canada ou la Chine. Sélectionner par l’argent a rarement été une bonne idée. Sauf pour le paiement de l’impôt.

Les exclus sont ciblés : francophones d’Afrique, du Maghreb, intellectuellement formés mais sans fortune. Avec un discours redoutable qu’on ne peut pas ne pas lire en filigrane : pourquoi nos impôts à nous financeraient-ils les études de Noirs et d’Arabes ?

Outre les valeurs ainsi piétinées, les présidents de nos universités soi-disant autonomes traités comme des fonctionnaires aux ordres et demain, si cela continue, les étudiants dans la rue avec leurs professeurs, dont je serai, l’idée même de « Bienvenue en France » va contre toute politique intelligente et économiquement efficace à moyen comme à long terme.

C’est par la langue et la culture que ce qu’on ose encore appeler nos valeurs se transmettent. Or, c’est en Afrique francophone que se trouve aujourd’hui la jeunesse qui mondialise la France, sa culture et sa langue. Soyons réalistes et parlons gros sous : la Chine, l’Inde, la Russie recolonisent économiquement le Maghreb et l’Afrique. Avec ce type de mesure absurde, c’est un boulevard que nous offrons à leur influence. La seule résistance que nous pouvons leur opposer est culturelle, mais elle est considérable. Veiller à la relation avec la francophonie où qu’elle soit, voilà une vraie politique économique.

Bien sûr qu’il faut développer les partenariats avec les universités africaines et proposer des cours dématérialisés, accessibles en ligne. Bien sûr qu’il faut trouver des ressources pour faire mieux vivre nos universités françaises. Mais mauvaise pioche : avec « Bienvenue en France », on n’aura rien, sauf la mort de la francophonie. Et l’anglais, au lieu du français, comme langue de partage.

Un sous-Princeton

Car croit-on vraiment que les « bons », et riches, étudiants chinois et indiens vont venir s’inscrire dans un sous-Princeton ? En Chine, quand j’y enseigne, mes interlocuteurs me demandent de parler d’Homère et d’Aristote, de la grande littérature et de la grande philosophie classiques. Leur attente est celle d’un « troisième pied » culturel : avec leurs propres langue et traditions, millénaires ; le monde anglo-saxon, incontournable ; mais aussi les humanités de la vieille Europe ! Le socle culturel qui permet de comprendre Zola, Marx, ou Lacan. Avec, en France et en français, les cafés, les théâtres, les monuments, les expositions, les cinémas, les rues des villes et les robes des femmes. Comme pour nos étudiants, comme pour nous tous.

La folie politique de « Bienvenue en France » est que cette mesure va à l’encontre de la politique même de l’actuel gouvernement ! Emmanuel Macron annonce « Afrique 2020 », une « année des cultures africaines ». Il a eu l’intelligence de faire devant l’Académie française, il y a juste un an, un discours sur la francophonie décentrée, celle de « plus d’une langue ». Il a l’audace de proposer l’ouverture, en 2022, d’une « Cité internationale de la langue française » à Villers-Cotterêts (Aisne). Soit au sein de l’un des territoires les plus défavorisés, avec 17 % d’illettrisme, sur les terres pourtant d’Alexandre Dumas et de La Fontaine, là où François Ier a signé l’ordonnance qui consacrait le français au lieu du latin comme langue administrative, pour que, enfin, même un paysan puisse comprendre comment on le jugeait. Il soutient la réalisation d’un futur « dictionnaire des francophones  ». Il favorise l’ouverture de notre pratique muséale pour restituer avec précaution, au cas par cas, certains objets essentiels à la nation qui les a fabriqués.

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