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Sciences-Po : une vertigineuse course aux financements - Jade Lindgaard, Médiapart, 14 octobre 2009

mercredi 14 octobre 2009, par Laurence

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Cérémonie de remise des diplômes de Sciences-Po, juillet 2009. « Don’t ask what Sciences-Po can do for you, but what you can do for Sciences-Po ! » : c’est Stéphane Rambosson, le président des alumni (prononcer « alumnaï »), les anciens élèves de Londres, qui parle. Face à lui, les étudiants de 5e année tout juste diplômés. Pas encore sortis de la rue Saint-Guillaume, et déjà incités à contribuer financièrement à leur école.

Sciences-Po a besoin d’argent. Sa politique de développement a un coût que les subventions publiques, les frais d’inscription et les mécénats privés ne parviennent pas toujours à couvrir. En 2008, son déficit atteint 500.000 euros. C’est peu sur un budget global de 110 millions d’euros. Mais c’est le signe de la tension que subissent les comptes de l’établissement sous le poids de la dette contractée en 2005 pour acheter les anciens locaux de l’ENA, et étendre la superficie d’une école au bord de l’explosion.

L’équilibre est précaire. En février 2009, Richard Descoings explique au conseil d’administration qu’un excédent de 900.000 euros est indispensable en 2008 pour rembourser l’emprunt de 45 millions d’euros. « On a eu un déséquilibre l’année dernière mais on sera en suréquilibre cette année, entre 500.000 et 1 million d’euros », explique juste avant de démissionner, Laurent Bigorgne, ex-futur directeur des services généraux et de l’immobilier. « Notre ratio d’endettement est très faible, l’agence de notation Fitch nous a classé A+ », rassure Nadia Marik, directrice de la stratégie et du développement.

Pourtant « on a des consignes d’économies », décrit une bibliothécaire. « Chacun doit trouver de l’argent », raconte un directeur de master. L’ancien hôtel particulier des Ponts et Chaussées, rue des Saint-Pères, où se sont installés salles de conférences, Medialab et direction de l’IEP, n’a pas pu être acheté, trop cher. C’est finalement un contrat de location qui a été signé avec les propriétaires, à 350 euros le m2, un prix défiant toute concurrence, mais en échange de gros frais de travaux - entre 20 et 25 millions d’euros. Sciences-Po aura-t-il un jour les moyens de les conduire ? La réhabilitation de l’immeuble René Rémond, les anciens locaux de l’ENA, a dû s’interrompre, faute de moyens. En juillet 2008, l’agence de notation Fitch Ratings, assortit la bonne note décernée à Sciences Po de critiques sur sa fragilité financière et son manque de flexibilité budgétaire.

L’Etat reste le premier contributeur financier de Sciences-Po : à hauteur de 55 millions d’euros dans le budget prévisionnel 2009. C’est sa dotation qui permet de payer salaires et frais immobiliers. L’Etat représente même 58% du budget de l’Iep, selon les calculs d’Arnaud Bontemps de l’Unef Sciences-Po, en prenant en compte les salaires versés aux profs. Les collectivités locales investissent aussi dans l’école. « On est en gros financé entre 70 et 75% par des fonds publics », explique Nadia Marik. La dépendance de la rue Saint-Guillaume vis-à-vis des subsides publics reste donc très forte. Pourtant Richard Descoings aime à dire que l’Etat ne finance que la moitié du budget de son école.

Il y a un autre chiffre dont il se vante : rapporté au nombre d’étudiants, le montant que l’Etat verse à Sciences-Po approche de 9000 euros par tête en 2009, soit à peu près le même niveau qu’à l’université -selon les chiffres annoncés à la rentrée par Valérie Pécresse. Beaucoup moins que pour les grandes écoles -environ 12.000 euros. Mais beaucoup plus que deux universités spécialisées en sciences humaines et sociales, et donc comparables à l’Institut d’études politiques (IEP) en terme d’équipements : Paris-VIII, l’université de Saint-Denis, reçoit tous subsides compris -dont le salaire de ses enseignants- un peu moins de 5.000 euros par tête. Tandis que Paris-X Nanterre touche encore moins, entre 3.000 et 3.600 euros par étudiant.

Pour gagner en autonomie, Richard Descoings s’est fait une priorité de recevoir beaucoup plus d’argent du privé. Ce que Nadia Marik appelle « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». Depuis le début de l’année, Richard Descoings court ainsi d’opérations de fundraising en dîners de « charity » : gala au palais de Westminster à Londres avec le banquier David de Rothschild en septembre, étape new yorkaise en août, « tweetée » pour la postérité. En janvier, un dîner chez Gustavino’s à Manhattan monté avec le concours de Dominique Strauss-Kahn, longtemps prof à Sciences-Po, lève 1,5 million d’euros. Les 260 convives sont repartis chacun avec un exemplaire du livre de Richard Descoings narrant ses années de direction de l’IEP, de la Courneuve à Shangaï. « Nos priorités de levées de fonds sont Paris, Londres, et New York », ciblées pour leurs métiers de la finance, précise Laurent Bigorgne.

Non public, le document budgétaire de Sciences-Po circule néanmoins entre les murs de l’IEP. Mediapart y a eu accès. Mais sa lecture se révèle particulièrement ardue. Dans les tableaux du budget, dépenses et recettes apparaissent en partie dans les comptes de l’IEP et en partie dans ceux de la FNSP, organisme de droit privé auquel l’Etat délègue la gestion financière de l’IEP. Résultat : «  Il est très difficile de suivre l’évolution du budget de tel ou tel secteur », regrette un ancien élu de l’UNEF. Cette comptabilité mixte, ainsi que le dispositif juridique à deux étages de Sciences-Po, rend le suivi de sa comptabilité complexe. Et à certains égards, opaque.

« J’ai quelques responsabilités... »

En 2003, Sciences-Po est inspecté par la Cour des comptes. Le relevé de constatation définitive des magistrats, malgré quelques critiques exprimées à fleuret moucheté, est dans l’ensemble favorable à Sciences-Po. Mais dans quelles conditions d’indépendance a-t-il été rédigé ? La troisième chambre de la Cour des comptes en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche, celle à qui revient la tâche d’inspecter la gestion de l’IEP et de la FNSP, est alors présidée par Jean Picq. Le haut-fonctionnaire assure à ce moment là un cours rue Saint-Guillaume, en premier cycle. Ses liens avec l’école sont très anciens puisque il y donna sa première conférence en 1973, suivie d’un cours d’histoire et droit des Etats dès 1999.

Un an après le rapport de la Cour des comptes, Jean Picq publie un livre aux Presses de Sciences- Po : Histoire et droit des Etats (2005). « Ce n’est pas illégal, mais ça ressemble à un échange de bon procédé » commente un ancien cadre dirigeant. A l’époque, la procureure générale près la Cour des comptes, Hélène Gisserot, est elle-même membre de la commission des finances du conseil d’administration de la FNSP.

« Sciences-Po est noté A+ », signe de crédibilité financière, se réjouit en 2009 Nadia Marik. Qui lui a accordé cette bonne note ? L’agence de notation financière Fitch Ratings qui évalue régulièrement la situation financière de l’école. Un gage de crédibilité. Parfaitement indépendant ? Fitch est détenu majoritairement par Fimalac, groupe de service financier présidé par Marc Ladreit de Lacharrière, lui-même éminent membre du conseil d’administration de...la FNSP, chargée de la gestion financière de l’IEP. Qui surveille qui ? Cette confusion des rôles est au cœur de la crise des sociétés d’audits et de contrôle financier.

Réponse vidéo de Richard Descoings concernant le rôle de l’agence Fitch : Richard Descoings, 8 octobre 2009 (entretien : Sophie Dufau et Jade Lindgaard)

« Notre conseil d’administration est très vigilant sur la manière dont on dépense notre argent », assure Nadia Marik. Ce n’est pas l’avis de cet actuel membre du CA joint par Mediapart qui explique que « ce n’est pas un lieu où on discute du budget, on le valide mais il n’y a pas de débat ». Or certaines dépenses augmentent plus vite que d’autres. Comme le salaire de son directeur. Conseiller d’Etat, il recevait en 1996, quand il a pris la direction de Sciences-Po, un traitement de 11.000 euros par mois, augmenté de 15%. En 2002, sa rémunération (en tant que directeur de l’IEP et administrateur de la FNSP) atteint 11.433 euros. En 2005, elle s’élève à 17.408,17 euros brut, selon un document comptable consulté par Mediapart. Son épouse gagne alors 7.612 euros en tant que directrice adjointe.

Publiés au printemps dans La Tribune, ces montants très élevés détonnent par rapport aux rémunérations habituelles de l’enseignement supérieur. A titre de comparaison, un président d’université touche entre 4.500 et 6.000 euros par mois environ.

Réponse vidéo de Richard Descoings concernant le montant de son salaire : Richard Descoings, 8 octobre 2009 (entretien : Sophie Dufau et Jade Lindgaard)

Les salaires de la direction ne sont pas les seuls frais en hausse depuis l’arrivée de Richard Descoings à la tête de Sciences-Po. En 2001, il y a déjà huit ans, la Cour des comptes remarque que les principales augmentations des dépenses concernent les « prestations de service » et « missions de réception » : en hausse respectivement de 360% et de 182% en six ans. Les frais de voyages et de représentation atteignent 2 millions d’euros dans le budget 2009.

En 2008, entre le budget prévisionnel et le budget exécuté -celui qui est réellement dépensé par l’établissement- les dépenses de service hôtelier bondissent de... 200.000 euros , passant de 440.000 à 640.000 euros. Les missions et réceptions augmentent de 300.000 euros, pour atteindre 2,2 millions d’euros. Depuis 1996, l’internationalisation de Sciences-Po et son corollaire de voyages à l’étranger, et sa recherche accrue de ressources propres a démultiplié les déplacements de la direction de Sciences-Po et les voyages à l’étranger. Dans quelle limite ? Sous quel contrôle ?

A côté de ce flot de dépenses, Sciences-Po a su mettre en place un système astucieux d’externalisation de ses coûts. Les collectivités locales de Champagne-Ardennes (région, département et ville de Reims) s’apprêtent ainsi à l’automne 2009 à voter un budget de 72 millions d’euros -courant jusqu’en 2015- pour subventionner l’installation à Reims d’un premier cycle délocalisé de l’IEP de Paris, un « campus transatlantique » exclusivement en anglais. L’intégralité des frais d’investissement de départ, et une grande part des frais de fonctionnement du « campus » de Reims, seront pris en charge localement.

Pour Sciences-Po, le calcul est très avantageux. Les étudiants qui suivront ce bachelor ne lui coûteront rien - surtout que le public américain visé par ce cursus paie le maximum de droits de scolarité, soit 5450 euros par an. Ils n’encombreront pas les amphis de la rue Saint-Guillaume : seuls 80 élèves devraient y entrer en 2010, mais l’objectif est d’en avoir 400 en 2012, et à terme, 600. Soit presque la moitié de l’actuel effectif des étudiants inscrits en première année à Sciences-Po Paris. Autant de frais d’inscription en perspective, et de belles promesses de mécénat.

Car comme l’explique Richard Descoings en comité de direction : «  Reims est la ville symbolique du sacre des Rois de France et la capitale du Champagne, ce qui donnera une reconnaissance immédiate du lieu, lorsque Sciences-Po recherchera des financements auprès des Américains. »

68% des étudiants comptent leurs parents parmi les 10% des Français les plus riches

Ce système d’externalisation sur les deniers publics des innovations pédagogiques de la maison a permis à l’IEP de développer à coût presque nul son initiative phare, la réforme inaugurale de Richard Descoings et la mère de toutes les autres, qui en a fait le directeur de grande école le plus médiatisé de France : l’ouverture de conventions ZEP à Sciences-Po. Selon ce principe lancé en 2001, des élèves de terminale de zones d’éducation prioritaires bénéficient d’une voie d’accès parallèle à l’IEP, hors concours.

Qui prend en charge leur formation pendant un an ? Les enseignants de leurs lycées, qui bénéficient dans certains départements d’une rémunération en heures supplémentaires de l’Etat pour l’animation de ces ateliers Sciences-Po. Qui les présélectionne ? Des anciens élèves de Sciences-Po, choisis directement par les établissements pour conduire des oraux d’admissibilité, qui le font à titre gracieux. Ce n’est qu’au stade des oraux d’admission que l’IEP se manifeste directement auprès des élèves.

Les collectivités locales sont très en demande d’ouverture dans leurs lycées de conventions ZEP, dans l’espoir d’une remotivation de leurs élèves et de leur corps enseignant. Et parce que cela améliore l’image de leurs établissements. Au point d’être prêtes à y contribuer financièrement. La Lorraine, la Guadeloupe, La Martinique versent ainsi des bourses de logement aux élèves de leurs ZEP pris à Sciences Po.

Le secteur privé n’est pas en reste. Renaud Leblon, directeur de la fondation Lagardère, finance un programme de formation à Sciences Po car « nous sommes très sensibles au combat mené par Richard Descoings depuis plusieurs années pour promouvoir la diversité dans la formation des élites professionnelles ». L’Oréal - rare entreprise française condamnée pour discrimination raciale à l’embauche pour le recrutement en 2000 de vendeuses « bleu blanc rouge »- offre des bourses aux élèves de la procédure ZEP : 10.000 euros d’achats de livres. Et leur ouvre les portes de son entreprise pour des visites. Des membres du comité directeur de la banque HSBC parrainent des étudiants ZEP. Deloitte, Areva, Gide Loyrette Nouel, Prisma Presse, Cegetel, SFR, Total, Unilever, La Société Générale...ont versé au total 185.000 euros en 2008/2009 pour ces programmes. Les conventions ZEP sont un excellent produit d’appel pour l’IEP.

Pour quels résultats ? En réalité, la démocratisation de Sciences-Po progresse très, très lentement. Les étudiants entrés par les conventions ZEP étaient 17 la première année, en 2001. 126 d’entre eux ont réussi à entrer à l’IEP en juillet dernier. Leur nombre ne cesse d’augmenter. Mais ils restent une goutte d’eau dans l’effectif global. Ils sont en tout 471 toutes promotions confondues actuellement en cours de scolarité. Soit 9,3% des étudiants actuellement inscrits en première année, et 5,5% des effectifs au total. Peut-on vraiment parler de discrimination positive ? Oui, mais à très, très petite échelle.

Car dans le même temps, la composition sociologique des étudiants de Sciences-Po reste irrémédiablement élitiste. Selon une étude interne réalisée par une commission présidée par Jean-Paul Fitoussi, en 2007, 68% des étudiants de Sciences-Po ont leurs parents dans le 10e décile de revenus en France, c’est-à-dire les 10% les plus riches. Pas vraiment la classe moyenne. Sciences-Po reste très majoritairement l’école des enfants des classes très supérieures.

Ces chiffres ne sont jamais communiqués par la direction de l’IEP qui préfère faire savoir que la proportion de boursiers augmente à Sciences-Po : en 2000, 6% des élèves étaient boursiers, en 2004 ils étaient 10%, en 2008, 20%. La progression est réelle. Mais le niveau atteint est loin d’être exceptionnel : en 2008/2009, le taux de boursiers parmi les élèves de classes préparatoires aux grandes écoles était légèrement supérieur, à 21,9%.

Une poignée d’élèves issus de banlieues et quartiers défavorisés, quelques boursiers et une masse d’enfants des classes supérieures. Pas étonnant qu’avec ces profils, les étudiants de Sciences-Po se soient peu mobilisés contre la hausse des frais de scolarité. En 2009, ils atteignent jusqu’à 5.450 euros l’année en première cycle (pour les plus hauts revenus), et 12.000 euros en master. Ces tarifs sont progressifs en fonction du revenu des parents. Sauf pour les ressortissants hors Union européenne qui doivent payer le tarif maximum.

Selon les calculs de l’Unef, les droits de scolarité en bachelor augmentent de 61% en 2009 et de plus de 120% en master. Avant la masterisation de ses enseignements, Sciences-Po délivrait des DESS et des DEA, diplômes d’Etat au tarif établi nationalement. Désormais, l’école propose des diplômes d’établissements, dont elle fixe librement les tarifs conformément à son statut de « grand établissement » (comme l’université de Paris-Dauphine). Interpellé en conseil de direction de l’IEP, Richard Descoings répond que cela reste moins cher que les écoles de commerce. Entre 2008 et 2009, la part des droits de scolarité dans les ressources de Sciences-Po augmente de 32%.

« L’administration est allée chercheur les étudiants dans leur lit ! »

En formation continue -destinée aux cadres du privé et du public- certains masters dépassent les 20.000 euros par an : 23.900 euros pour le master of public affairs (MPA) et 24.500 pour l’option « trajectoires dirigeantes ». La plupart des autres programmes oscillent entre 15.800 et 17.800 euros. On frôle les tarifs des MBA américains. Les recettes de la formation continue ont presque doublé en deux ans, passant de 5,4 millions d’euros en 2007 à 9 millions en 2009.

Colère d’une étudiante venue des Etats-Unis : «  Sciences-Po importe les prix américains mais pas les services qui vont avec : des cours sont annulés au dernier moment, il faut se débrouiller pour se loger, le campus offre assez peu de ressources ». Au point de s’interroger : « A quoi sert l’argent que nous versons ? ». Installé boulevard Saint-Germain, le MPA occupe des locaux autrefois utilisés par les historiens de Sciences-Po. «  Du jour au lendemain, on n’a plus eu accès à la salle, repeinte et réaménagée, regrette une prof. Le mobilier a été remplacé par des fauteuils de VRP, équipés de petits tablettes pour prendre des micro-notes ».

« Sciences-Po devient une entreprise de services comme une autre », regrette le directeur d’un master. A l’IEP de Menton, premier cycle délocalisé spécialisé dans l’étude des mondes arabes, chaque année se tient un cocktail Total. Gros financeur de la chaire Moyen-Orient fondée par Gilles Keppel, le pétrolier français envoie un émissaire parler aux étudiants. Présence de tous les élèves recommandée. «  Rien n’est obligatoire et tout est obligatoire à Menton », sourit une ancienne élève. Une année, on frôle l’incident diplomatique. Une jeune fille interpelle le représentant de Total sur la pollution au Yémen. « La fille s’est faite publiquement sermonnée par un prof », se rappelle une participante.

Ces conférences sont l’occasion pour la multinationale de se faire connaître de futurs cadres dirigeants qui, pour une partie d’entre eux, repartiront travailler dans leurs pays d’origine une fois achevées leurs études à Sciences-Po. « Les étudiants des pays du Golfe sont mis en avant et présentés individuellement à Total : les Saoudiens, les Emiratis... » raconte, une ancienne élève.

Autre conférence, autre sponsor. Toujours à Menton. L’auditoire est clairsemé. « L’administration est allée chercher les étudiants dans leur lit ! », raconte une ancienne élève. « Les appariteurs sont allés dans la villa des filles et celle des garçons réveiller ceux qui dormaient dans leurs chambres », décrit une autre, qui se souvient de voir arriver dans l’amphi « des étudiants encore à moitié endormis obligés de faire acte de présence ». « Il faut toujours garder à l’esprit que les entreprises partenaires attendent un retour sur investissement, explique Leila Almi, campus manager de l’Oréal au site la péniche.net, journal en ligne des étudiants de Sciences-Po, Quand une entreprise finance de manière importante une école, elle attend une grande participation de la part des étudiants avec une implication sur les événements organisés ».

Sciences-Po est « une interaction très bizarre », une école « mêlée aux entreprises, aux médias, à toutes sortes d’intérêts, ce qui fait son avantage par rapport à l’université », décrit Bruno Latour. Un cocktail bien frappé. Non seulement l’IEP forme une partie de la future élite économique du pays mais il accueille dans ses instances de direction toute une partie du CAC 40. Siègent au conseil d’administration de la FNSP : Pierre Gadonneix (bientôt ancien PDG d’EDF), Jean-Pierre Jouyet (aujourd’hui à la tête de l’AMF), Michel Pébereau (président de BNP-Paribas), Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac). Tandis que se retrouvent au conseil de direction de l’IEP : Louis Schweitzer, François Racheline (Institut Montaigne).

Ainsi composés, ces conseils sont tout acquis à la politique de Richard Descoings, loué et encouragé à longueur de réunions, y compris lors de la hausse des droits d’inscription ou de l’endettement de Sciences-Po pour acheter les anciens locaux de l’ENA.

Les comptes-rendus de leurs réunions - accessibles en ligne- en font foi. Les échanges sont d’une parfaite obséquiosité. Jusqu’en avril 2008 y siégeait encore Jean-Marcel Jeanneney, co-fondateur de l’IEP. Finalement démissionnaire à l’âge de 98 ans.

« Vous connaissez mal ces gens là »

Chaque année en novembre, l’IEP accueille le « salon des entreprises », journée de portes ouvertes aux firmes pour les mettre en relation avec les étudiants. Pas de cours habituellement ce jour-là, qu’un ancien étudiant décrit comme « dédié à Total et à la BNP », véritable « heure de gloire de l’Oréal et autres mécènes ». Dans l’écosystème Sciences-Po, les occurrences de grandes marques internationales prolifèrent : Microsoft sponsorise l’installation artistique célébrant l’ouverture du Medialab de Bruno Latour, Total la chaire Moyen Orient, L’Oréal les masters Marketing, ressources humaines, finances et stratégies ainsi que l’école de communication.

La chaire de développement durable reçoit des fonds de Véolia et Prolea, le lobby des huiles et protéines végétales, et donc d’agrocarburants. A Londres, la soirée de gala des alumni est sponsorisée par Gide, Loyrette, Nouel, le cabinet d’avocats d’affaires. Les prix de la loterie sont fournis par Apple. Sur le site internet de certains masters « en deux clics vous êtes sur le site de grandes entreprises », reproche une prof.

Jusqu’où vont ses partenariats ? La Team Lagardère, filiale sportive du groupe industriel, s’est payée son diplôme particulier, taillé sur les disponibilités de ses sportifs. Richard Gasquet, Paul-Henri Mathieu... Une vingtaine d’athlètes ont suivi depuis 2007 ce programme financé par la fondation Jean-Luc Lagardère et conçu par son directeur, Renaud Leblon, maître de conférences à Sciences-Po.

Le « tuteur » de Richard Gasquet, Clément Jouve, jeune adjoint de Nadia Marik chargé des relations avec les entreprises, raconte que tout a commencé quand le champion de tennis français, à la veille de jouer à Moscou, s’est interrogé sur ce qui se passait dans le pays. Le chargé de mission lui a fait une fiche. Le programme Lagardère/Sciences Po est aussi soutenu par la BNP Paribas et le cabinet d’avocats Clifford Chance. Pour la suite, sont prévus des cours en podcast.

Quelle autonomie de Sciences-Po vis-à-vis de ses mécènes ? Quel effet sur le contenu des enseignements ? Aucun jure Nadia Marik. Pourtant, interrogé par le journal interne de Sciences-Po sur l’éventualité de la création d’une chaire d’économie spécifique à Sciences-Po, Hervé Crès, le directeur des études et de la scolarité, explique que « si les grands acteurs de l’économie sociale en France sont prêts à nous soutenir financièrement alors nous sommes prêts à réfléchir avec eux à des programmes de spécialisation ». Quant à l’école de droit qui vient d’ouvrir, « Sciences-Po compte beaucoup sur la profession d’avocat et espère fortement que les différents cabinets d’avocats financeront voire préfinanceront une partie des étudiants », s’entend expliquer le conseil de direction de l’IEP.

«  Que viennent chercher les entreprises ? demande Hervé Crès, ils nous versent du fric par envie de réfléchir avec nous à des trucs philosophiques ? Vous connaissez mal ces gens là ! Ils viennent nous voir parce qu’on a des étudiants intelligents qui vont bientôt se retrouver sur le marché de l’emploi et qu’ils aiment bien attirer leur regard pour leur dire : regardez, nous ne sommes pas si moches ! »

Une sorte d’investissement dans leurs futures ressources humaines. Mais les temps sont durs. Même à Sciences-Po. Le nombre d’offres d’emplois postées sur le site de Sciences-Po Avenir, destinées à aider les jeunes diplômés à trouver un premier emploi, a baissé de 37% au premier bimestre 2009. De 38% en mars. Et de 53% en avril.